As told to T. Cole Rachel, 2256 words.
Tags: Art, Music, Film, Process, Independence, Success, Multi-tasking, Inspiration, Focus.
Jim Jarmusch sur comment ne pas perdre son temps
Vous jonglez avec plusieurs projets, vous travaillez sur un nouveau film et vous jouez de la musique dans un groupe. Est-ce que vous vous épanouissez quand vous êtes très pris ?
Pas au début, non. Avant, je ne faisais qu’une chose à la fois, mais au cours des 10 dernières années, j’ai beaucoup changé et maintenant je fais plein de choses en même temps. Je ne sais pas pourquoi, quelque chose a changé en moi. Peut-être que j’ai compris à quelle vitesse passait la vie. Quand je ne subis pas la pression d’un projet particulier, je fais plein de choses. En revanche, si je suis sur quelque chose, commencer un autre projet peut paraître intimidant. En ce moment, une étape redoutée m’attend : trouver un financement pour un nouveau film. Ce n’est jamais très agréable. Aussi, une fois qu’un film est terminé, je n’aime pas vraiment en faire la promotion. Je veux passer à autre chose. J’ai besoin de me sentir pris par un autre projet créatif. J’aime travailler sur les choses et je n’aime pas perdre mon temps.
Pour vos films, vous travaillez souvent avec des musiciens. Avez-vous toujours joué de la musique ? Est-ce que vous jouiez lorsque vous étiez enfant ?
Non. J’ai essayé d’apprendre le trombone quand j’étais petit, mais je n’ai jamais vraiment fait de la musique. Il fut un temps où il y avait un petit piano à la maison et je m’amusais dessus, mais je n’ai pas pris de cours. Je n’ai commencé à m’intéresser à la musique qu’après mes 20 ans, en même temps que tout le monde, semble-t-il. À un moment donné, vers la fin des années 70, il y avait des tracts dans l’East Village qui disaient que « tout le monde ici fait partie d’un groupe ». C’était assez vrai. J’ai fait beaucoup de musique pendant cette période, puis je me suis arrêté pendant presque 20 ans. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Le cinéma a pris le dessus. J’ai compris, il y a peut-être 10 ou 12 ans, que j’avais besoin à nouveau de projets musicaux. Depuis, j’en fais beaucoup et le changement de rythme me plaît. Quand vous tournez un film, des gens formidables vous entourent et travaillent avec vous, un peu comme si vous étiez sur un gros bateau plein de pirates. Quand vous faites de la musique, vous voguez dans un petit rameur accompagné de deux ou trois personnes. Les choses sont beaucoup plus simples.
À votre avis, pourquoi le cinéma a-t-il pris le dessus sur la musique ?
Le cinéma est devenu une obsession pour moi. J’y ai versé toute mon énergie pendant une vingtaine d’années, tout en continuant à écrire, à faire de l’art et à prendre des photos. Aujourd’hui encore, mes activités sont très variées. Je me sens tellement mieux lorsque je travaille sur beaucoup de projets musicaux et quelques projets d’art ou d’écriture.
J’adore le cinéma parce que beaucoup d’autres formes d’art en font partie. Toutes les formes d’art, en fait. La musique, la photo, la composition, les arts dramatiques, l’écriture de scénario et la mise en scène. Toutes les formes d’expression humaine sont représentées, y compris, dans une certaine mesure, l’architecture. Le cinéma réunit tant de choses, ce qui fait partie de la raison pour laquelle ce milieu a fini par m’attirer à lui. Un réalisateur a besoin de s’intéresser à tout. Les plus intéressants d’entre eux sont des amateurs par nécessité. Je me considère comme un amateur, pas sous un jour négatif, mais parce que je m’intéresse à beaucoup de choses et que j’ai envie de les essayer. Sans pour autant les maîtriser.
Si votre public vous considère avant tout comme un réalisateur, est-il plus difficile d’être pris au sérieux en tant que musicien ?
Oui, parce que vous avez affaire à la perception que les gens ont de vous, qui est parfois très limitée. Le grand public a l’esprit assez fermé. Les gens sont surpris d’apprendre, par exemple, que Johnny Depp a commencé sa carrière en tant que musicien avant de devenir acteur. Aujourd’hui, quand il joue de la musique, on dit de lui que c’est un acteur qui joue de la musique, alors qu’en fait c’est un musicien qui est aussi acteur. J’essaie de faire très attention, de ne pas avoir l’esprit fermé et de ne pas voir les gens sous un jour unique.
La musique sollicite-t-elle une autre partie de votre cerveau que le cinéma ou les arts visuels ?
Absolument. La musique est immédiate. Une langue à part. Une forme de communication qui existe pleinement dans l’instant présent et dans l’interaction. Je ne lis pas la musique, donc je ne vais pas jouer une phrase musicale et interpréter quelque chose qui a été composé avec précision. Vous savez, chaque violoniste aura sa propre vision du même morceau. Un musicien, dans sa technique ou dans son expression, donne une part de lui-même. Autrefois, j’étais très jaloux des musiciens. Vous savez, il y a 20 ans, je pouvais travailler jusqu’à deux ans sur un film. Ensuite, quelqu’un comme Tom Waits, avec qui je passais du temps, jouait quelque chose de splendide au piano et les notes s’évaporaient, comme ça, dans l’air. Un air de musique qui était, puis qui n’est plus, mais qui procure un sentiment incroyable. Tout se passe dans l’instant.
Pendant ce temps, moi, je travaille sur ce film pendant des mois et des mois. À partir du moment où tout est terminé et que je dois en faire la promotion, je ne suis plus celui que j’étais au début. Les gens me demandent quel est le sens du film. Je n’en sais rien. Je ne m’en souviens pas. Je suis déjà passé à autre chose. Il y a quelque chose de tellement magique dans la musique. Je pense par exemple à ces publics qui accompagnent un chanteur de leur voix sans même en comprendre la langue. Surtout dans le hip-hop – par exemple un public roumain qui chante des morceaux d’Eric B. & Rakim. Savent-ils ce qu’ils disent ? Ont-ils vraiment besoin de savoir pour ressentir la force des émotions transmises par la musique ? Je ne pense pas. Même s’ils ne comprennent pas les paroles, le message passe. C’est ça le pouvoir de la musique.
Ces dernières années, vous avez composé les bandes-son de vos films. J’imagine qu’il y a une grande satisfaction dans le fait de pouvoir contrôler cet aspect de votre travail.
C’était plus ou moins accidentel. Nous étions en train de travailler sur The Limits of Control et j’essayais d’assembler la bande-son à partir de morceaux existants. Il y avait des séquences où un type entrait dans des musées, il ne regardait qu’un seul tableau, puis il repartait. Rien ne semblait aller avec. À cette époque-là, j’avais déjà travaillé sur d’autres projets musicaux. Jack White m’avait demandé un remix de « Blue Orchid » par The White Stripes. Le monteur avec qui je travaillais m’a suggéré d’essayer de composer moi-même la bande-son de ces séquences. Après tout, qu’avions-nous à perdre ? Tout s’est très bien passé. J’étais un peu intimidé, parce que je connaissais beaucoup de musiciens exceptionnels et j’avais travaillé avec des gens comme RZA, Neil Young et Tom Waits. À l’origine, je me demandais pourquoi j’envisageais de composer moi-même alors qu’il y a tous ces gens si doués. Les circonstances étaient ce qu’elles étaient – pour ces films, c’était nécessaire, et par la suite, nous avons continué ainsi.
J’imagine que c’est agréable d’avoir des projets qui n’ont rien à voir avec le cinéma (pas que j’aie quelque chose contre le cinéma).
Oui, absolument. Le monde du cinéma est devenu étrange, l’aspect financier. Les choses sont si différentes aujourd’hui. Des gens incroyables m’ont aidé à faire mes films et je ne veux pas dire du mal d’eux, mais j’ai parfois l’impression qu’il faut se mettre à genoux devant les banquiers qui vous donnent les moyens de travailler et les remercier. Je suis là, avec un script et des acteurs, ai-je vraiment besoin de me mettre à genoux alors que je ne suis même pas payé ? Dans mon cas, ce n’est pas toujours aussi noir, mais les choses ont beaucoup changé. J’ai des amis qui sont en train de finir un documentaire. Leurs financeurs ont regardé leur budget et se sont étonnés du fait que le réalisateur était lui aussi rémunéré. À peine 25 000 $ pour quatre ans de travail, il me semble. Vraiment, les gars ? Donc oui, ne pas avoir affaire à ces bêtises, ça fait du bien.
Dennis Hopper a affirmé, un jour, lors d’un entretien : « Faire un mauvais film est tout aussi difficile que faire un bon film. C’est putain de difficile. » C’est vrai. Faire un film, c’est dur. Il n’y a rien de simple. Vous donnez beaucoup de votre personne. Il vous faut de la force. Wernor Herzog dit toujours que « vous devez être un athlète pour survivre, physiquement ». Il a raison. Chaque personne aura sa façon de faire, mais un film demande énormément d’énergie, de concentration et d’attention. Ce n’est pas facile. Pour moi, l’union de toutes ces formes d’art rend le cinéma extrêmement enrichissant. C’est un format qui me donne beaucoup de joie. J’adore ça. Je suis un grand cinéphile, donc je dévore les films depuis mon enfance, comme un obsédé. Je dévore aussi la musique, les livres et d’autres choses comme un obsédé. Mais j’aime tellement les films que c’est vers eux que je finirai toujours par me tourner.
Bien entendu, beaucoup d’artistes ne s’adonnent qu’à une chose, mais la multiplication des formes d’expression créative me semble utile. Elle soulage la pression.
Je trouve cela très vrai. Vous savez, chaque personne est unique et devra trouver sa méthode de travail, mais il est agréable de pouvoir essayer des choses différentes. Je ne suis pas réalisateur professionnel. J’insiste catégoriquement sur le fait que je suis un amateur, en partie parce que le mot « amateur » veut dire « l’amour d’une forme », tandis que le terme « professionnel » signifie « je le fais pour l’argent ». Donc je suis réalisateur amateur parce que j’aime ce format. Je ne dis pas non plus que je suis « artiste », mais plutôt que je m’imprègne de beaucoup de sources d’inspiration et que, d’une façon ou d’une autre, je finis par créer ce que j’ai à créer. Il paraît que d’autres personnes vivent quelque chose de similaire. David Lynch, par exemple. Il faut de la musique. Il peint. Il fait beaucoup de choses. Il y a pas mal de réalisateurs qui travaillent sur différentes formes d’expression. Certaines personnes ont besoin de s’exprimer de différentes façons, d’autres non. Elles ont cette chose à faire et elles la font, comme des créatures unicellulaires. Elles ont tout mon respect. C’était mon cas pendant assez longtemps, quand je ne faisais que des films, mais un jour, j’ai compris que mon vrai métier allait plus loin.
Plus tôt, vous disiez que les années qui passent vous ont donné un sens de l’urgence créative. Pourquoi ?
C’est exactement ce que je ressens. Je n’ai pas vraiment analysé ce sentiment, mais au fur et à mesure que vous vieillissez, le temps s’accélère vraiment. Je veux pouvoir accomplir et essayer encore beaucoup de choses. J’ai deux projets de livre sur lesquels j’ai envie de travailler. Je ne veux pas trop en parler pour éviter de me porter malheur, mais j’en ai deux. J’écris des poèmes depuis les années 70. Je n’en parle pas beaucoup, mais il y a des textes que j’envisagerais de publier. Je ne sais pas encore. Je fais des collages en papier journal – j’en ai près de 300 qui sont en attente. J’aimerais en faire un livre et les montrer quelque part. Certains ont déjà été exposés, mais j’aimerais en faire davantage. Donc, j’ai ces projets et d’autres projets musicaux en préparation.
J’ai beaucoup travaillé sur mon petit laboratoire créatif dans les Catskills (dans l’État de New York). Aujourd’hui, j’ai un lieu de travail distinct qui n’est pas ma maison. Il comporte une salle de musique et d’art, et une autre salle qui servira de salle de projection. Je peux y faire de l’art, je peux écrire, lire, regarder des films et enregistrer de la musique, seul ou accompagné. Ce n’est donc pas le moment de m’arrêter. Au contraire, il est temps d’aller plus loin, d’enregistrer plus de musique et de faire d’autres choses. Je me sens bien. N’attendez pas. Ne perdez pas de temps. Lancez-vous.
Les recommandations de Jim Jarmusch :
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Cinéma : Touki Bouki, Djibril Diop Mambety (1973)
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Musique : Hive1, Tyondai Braxton (2015)
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Art : White Scroll with Dancing Figures, June Leaf (2008)
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Livre : Song from the Forest: My Life Among the Ba-Benjelle Pygmies, Louis Sarno (1993)
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Série policière à la radio : Broadway is My Beat (1949-54)
L’essentiel par Jim Jarmusch :
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Permanent Vacation (1980)
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Stranger Than Paradise (1984)
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Down by Law (1986)
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Mystery Train (1989)
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Night on Earth (1991)
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Dead Man (1995)
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Year of the Horse (1997)
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Coffee and Cigarettes (2004)
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Broken Flowers (2005)
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The Limits of Control (2009)
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Only Lovers Left Alive (2013)
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Paterson (2016)
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Gimme Danger (2016)
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SQÜRL “The Dark Rift” (2017)