Alice Cooper sur la force d’un personnage
Votre 27e album est sur le point de sortir. Vous avez 50 ans de carrière. À ce stade, vous pourriez, sans aucun problème, ne jouer que votre répertoire existant en tournée. Qu’est-ce qui vous donne envie de composer et d’enregistrer de nouveaux titres ? En quoi cette envie a-t-elle évolué depuis les premières heures ?
Eh bien, j’ai lu quelque chose de très intéressant, qui m’a beaucoup interpellé. Paul McCartney n’avait pas l’impression d’avoir composé ses meilleurs morceaux ou d’avoir joué ses meilleurs concerts. Je partage ce sentiment, je trouve son existence et sa présence indispensables. Je sais que certains penseront que j’exagère, et que ce n’est pas à 69 ans que je vais faire mieux que « Welcome to my Nightmare » ou « School’s Out ». Je comprends.
Cela dit, si vous êtes artiste et que vous pensez que vos plus beaux moments sont déjà derrière vous, pourquoi enregistrer un autre album ? À quoi bon ? Non, vous vous lancez dans un nouvel album pour faire mieux, parce que vous avez des morceaux à l’intérieur de vous qui sont meilleurs que les précédents. Vous essayez de sortir un disque encore meilleur. Je ne suis pas convaincu que Salvador Dalí, sur son lit de mort, ait pensé qu’il avait peint son plus beau tableau et qu’il ne retoucherait plus jamais à un pinceau. Bob Dylan ne vous dira probablement pas qu’il a composé son meilleur titre.
Vous avez une relation de longue date avec le producteur Bob Ezrin. Quelle est votre approche commune de la composition et de l’enregistrement ?
Bob et moi, nous formons une véritable équipe. Nous sommes les seuls à savoir ce qu’Alice Cooper dirait et ce qu’il ne dirait pas. Nous parlons de lui à la troisième personne, parce que je ne compose pas pour moi.
C’est pour Alice que je compose. Alice, il a une opinion différente de la mienne sur beaucoup de choses, il a d’autres limites, un sens de l’humour différent et un point de vue qui n’a rien à voir avec le mien, mais je préfère composer pour lui. C’est génial. En même temps, votre album, vous essayez de le forger dès le début. Cette fois-ci, j’ai décidé d’éviter l’album-concept et de simplement composer 15 très bons morceaux avec comme seule exigence d’y prendre plaisir. Une fois l’album terminé, je l’ai réécouté trois ou quatre fois et je me suis rendu compte que j’avais quand même fait un album-concept. Accidentellement. Chaque personnage avait un problème paranormal ou souffrait d’une anomalie cérébrale. L’album n’avait pas encore de titre, mais après avoir écouté les morceaux, le seul mot qui les résumait tous était « Paranormal ». Vous savez, vous faites certaines choses sans vous en rendre compte. Même après 50 ans dans ce métier, j’arrive encore à me surprendre.
Vous avez invité beaucoup d’artistes sur ce disque, par exemple Billy Gibbons et Larry Mullins, Jr. Quel luxe de pouvoir les appeler et leur demander de jouer.
Incroyable, n’est-ce pas ? Je ne l’ai pas toujours eu, ce luxe.
Qu’est-ce qui a changé ?
Je pense que je me suis ouvert à ce genre de chose. Au début, une sorte d’exclusivité régnait dans le groupe, que j’avais le sentiment de devoir protéger. Tout est question de confiance. Un jour, j’ai eu suffisamment confiance en moi et en mes morceaux pour les montrer à quelqu’un d’autre. À ce moment-là, vous vous demandez si votre travail est à la hauteur. Je ne voudrais pas demander à quelqu’un de jouer l’un de mes morceaux, juste pour me faire dire que non, ce morceau est merdique. Ce type de collaboration se fait en donnant ce que vous avez de meilleur et en espérant que tout se passera bien.
Il faut avoir confiance en vous. Ce n’était pas mon cas avant, contrairement à aujourd’hui. Il m’est arrivé d’avoir vraiment peur de me rapprocher de quelqu’un. Un exemple : je compose un morceau, puis je me demande si Jeff Beck voudrait jouer dessus. Je le connais depuis très longtemps et je respecte tellement sa pratique de la musique ; je ne voudrais surtout pas qu’il refuse ! Je fais donc très, très attention au choix du titre. Pendant le projet Hollywood Vampires, j’ai été très surpris quand Paul McCartney est entré dans la pièce et s’est assis au piano. Je n’y croyais pas, je connaissais Paul depuis 40 ans, mais je n’avais jamais travaillé avec lui en studio sur un morceau. Il n’était plus un Beatle, il était le Beatle, ce qui change tout. Et là, vous comprenez qu’il est venu jouer votre morceau, avec vous, justement parce qu’il vous respecte et voudrait faire partie de l’album. Pour moi c’était la corde suprême à mon arc, vous savez ? Il n’y a rien de mieux.
Alice Cooper a toujours eu ce côté théâtral démesuré. Avez-vous parfois craint de ne pas être pris au sérieux par les autres groupes de musique ?
Au début, oui. Nous l’avons ressenti dans les médias et dans la critique. Un jour, pour la première fois, l’un de vos albums arrive en tête des classements. Puis un autre fait de même. Tout à coup, tout le monde vous respecte. Je me suis senti conforté autrement, aussi. John Lennon a mentionné que « Elected » faisait partie de ses titres préférés. Bob Dylan a parlé de mes paroles. Lorsque les gens que vous respectez commencent à reconnaître votre musique (pas le spectacle sur scène, mais la musique elle-même), vous le sentez. Nous avons mis beaucoup de temps à en arriver à ce stade, car la scène a longtemps pris le dessus. Quand les gens ont vraiment commencé à écouter les albums sans voir le spectacle, quand les albums ont volé de leurs propres ailes, c’est à ce moment-là que le respect des autres est venu.
Vous avez évoqué Alice Cooper en tant que personnage. Au fil des ans, vous avez influencé tellement de personnes à travers lui. Qu’est-ce que cela vous permet de dire ou de faire, du point de vue créatif, que vous ne pourriez pas dire ou faire tout seul ?
Je viens du monde du shock rock, où j’avais le droit de dire tout ce que je voulais. La critique me rétorquait « comment osez-vous ? » Et je leur répondais que ce n’était pas moi, c’était Alice. Je ne suis pas responsable de ce qu’il fait. Je ne le contrôle pas ! Quelle libération. Naturellement, avec les années, les choses ont changé. C’était facile de choquer dans les années 70. Internet n’existait pas. Les informations circulaient par le bouche-à-oreille. Chacun de vos gestes devenait une légende urbaine. Le public voulait être choqué par Alice. Les gens avaient hâte de le voir parce qu’il représentait la contestation ultime. Les parents le détestaient, ce qui le rendait encore plus séduisant.
Le théâtral, c’est bien, mais il faut que la qualité des disques suive. Si vous vous contentez d’un gros cirque sur scène, si vous vous coupez la tête par exemple, c’est une chose, mais ce n’est pas suffisant. Des huit heures que nous passions en répétition par jour, sept étaient consacrées à la musique et une au spectacle. Les gens ont toujours cru que c’était le contraire. Dans les années 70, nous étions face à Led Zeppelin et à tous les grands groupes anglais, donc nous savions que nous devions être aussi bons qu’eux du côté musical. L’idée était d’utiliser le spectacle pour attirer le public, qui serait ensuite agréablement surpris par la qualité de la musique.
Un personnage peut aussi vous filer entre les doigts. Il vous libère, mais il peut rapidement se transformer en prison. Vous fatiguez-vous d’Alice Cooper ?
Honnêtement, non. Avec Alice, j’ai inventé ma rock star préférée. Il est en quelque sorte immortel. Quand je l’habille pour un nouveau spectacle, je m’interroge sur ce que je voudrais que ma rock star préférée porte. C’est agréable. Je ne m’ennuie jamais. Cela fait 50 ans maintenant que je joue ce personnage sans me tromper et cela fait 50 ans que le public l’aime. Aujourd’hui, jouer Alice, c’est facile. J’ai mis du temps à en arriver là, mais maintenant qu’il est ici, c’est comme Vincent Price ou Christopher Lee. Je ne vais pas l’adoucir et décevoir son public.
Vous est-il arrivé de composer un titre et de vous dire qu’Alice ne pourrait jamais le jouer, aussi bon soit-il ? Que faites-vous dans ce cas ?
Bien sûr. Il m’arrive souvent de composer des morceaux qui ne conviendraient pas à Alice, mais qui restent très bons. Dans ce cas, je les envoie à quelqu’un d’autre. À Tom Petty, par exemple. J’ai probablement sorti 300 morceaux, mais pour en arriver là, il y en a eu 1 500 qui sont partis à la poubelle. Il m’arrive de retrouver des carnets de notes de 5 cm d’épaisseur, remplis de paroles qui ne sont allées nulle part, parce que je me suis rendu compte, aux trois quarts du morceau, qu’Alice ne chanterait jamais ça. Ou que l’idée n’était pas assez bonne, tout simplement. Et c’est très bien comme ça. C’est bon pour votre créativité. Ça vous fait avancer. Pour réussir, il faut se tromper beaucoup, et quand vous composez « le » morceau, vous le sentez. Quand je joue quelque chose de nouveau pour Bob Ezrin, j’ai hâte de l’entendre me dire que c’est très bon, ou très mauvais. Tout cela fait partie du processus.
Vous faites du rock depuis longtemps. Quels conseils donneriez-vous aux groupes de jeunes musiciens ?
L’importance du timing. Aujourd’hui, je n’aimerais pas faire partie d’un groupe jeune parce que j’ai l’impression que tout a été fait. Je suis étonné par le côté rébarbatif des nouveaux groupes de rock. Ils ont oublié comment être des hors-la-loi. Ils ont oublié comment se pavaner sur scène. Il n’y a plus de mystère. Au début, j’ai regardé autour de moi et j’ai constaté qu’il y avait beaucoup de Peter Pan, mais pas de Capitaine Crochet. Donc Crochet, c’est moi. Il faut parfois regarder autour de soi pour voir ce qui manque. Nous étions au bon endroit au bon moment. Il ne faut pas oublier que les gens nous ont longtemps détestés. Le fait que le rock allait devenir théâtral ne leur plaisait pas. Nous étions là au bon moment, avec les bonnes idées. Nous étions convaincus de ce que nous faisions.
On vous considère comme le parrain de tous les groupes qui vous ont suivi. Qu’en pensez-vous ?
Le fait de penser que KISS s’inspire d’Alice, que Marilyn Manson s’inspire d’Alice… tous ces groupes. Ils sont partis de cette idée et ils en ont fait leur version. Je ne me suis jamais disputé avec David Bowie, je ne me suis jamais fâché avec KISS ou avec qui que ce soit d’autre qui se serait inspiré de nous. Nous avons défoncé la porte. Nous avons dit au monde entier qu’il est possible d’être théâtral, de sortir des disques en tête des classements et de produire des spectacles de qualité. Ces trois choses peuvent fonctionner ensemble. À partir du moment où ça a été le cas, le public l’a remarqué et nous avons commencé à battre toutes sortes de records d’audimat. C’est ainsi que KISS et tous ces autres groupes ont pu naître. Je leur ai toujours dit que j’appréciais d’être considéré comme un précurseur, mais que je suis toujours là. Je n’ai pas fini de vous épater sur scène. Il y aura toujours un petit punk qui se croira plus rapide, vous voyez ? Oh que non.
Je reste convaincu que notre spectacle est le meilleur. Ce n’est pas mon égo qui parle, là. Nous jouons avec beaucoup d’humilité. Je dis aux membres du groupe que quand ils sont sur scène, je veux les plus gros bâtards et les plus gros égoïstes de la planète, mais dès qu’ils en redescendent, je veux les gens les plus gentils qui soient. Et ils le sont. Je suis très sélectif et je connais mes musiciens. Le public veut que vous soyez plus grand que nature sur scène. Après le concert, pour moi, il est important de signer les autographes et de prendre les photos que l’on vous demande, tout en étant parfaitement humble. Ce contraste me correspond. J’ai toujours été comme ça. Parfois, je regarde Alice sur scène et je me dis que ce type est trop dominateur, trop arrogant. Je sais aussi qu’une fois que les projecteurs s’éteignent, ce n’est plus moi.
Est-ce qu’Alice prendra un jour sa retraite ?
Je fais plus de 100 concerts par an. Une tournée que l’on doit faire n’a rien à voir avec une tournée que l’on a envie de faire. Au début, il fallait partir en tournée, sans faire de pause. Ensuite, vous atteignez la stabilité financière et tout va bien. Beaucoup de groupes disparaissent à ce stade-là. Aujourd’hui, je pars en tournée parce que j’en ai envie. J’enregistre des disques parce que j’en ai envie, pas parce que je subis la pression de ma maison de disques. C’est un luxe.
Il y a toute une progression à suivre, en fin de compte. Certains groupes s’arrêtent et je ne leur en veux pas. Moi, j’ai simplement besoin d’être sur scène. Il faut aimer ce qu’on fait, pas passer son temps à se plaindre. Je répète aux gars qu’on ne travaille que deux heures tous les soirs, on joue de la musique et on passe un bon moment. On n’est pas à plaindre.
L’une des raisons pour lesquelles votre public vous aime et aime votre spectacle est que tout cela reste assez rare. Il y a peu de groupes de rock qui offrent une expérience véritablement théâtrale. Beaucoup de musiciens sont presque gênés à l’idée d’un spectacle.
Quand Mötley Crüe entre dans la pièce, vous savez que c’est Mötley Crüe. Quand Guns N’Roses entre dans la pièce, vous dites « ouah, c’est Guns N’Roses ». Quand le groupe Alice Cooper entre dans la pièce, vous dites « mince, c’est Alice » ! Aujourd’hui, si 20 groupes entraient dans cette pièce, ils se ressembleraient tous, sans distinction. Ils n’ont même pas envie d’être différents les uns des autres. Ils veulent être tous pareils. Je ne comprends pas. Est-ce un fait de notre époque ? De notre environnement ? Ou d’Internet ? Parce que si, moi, j’étais un groupe de rock jeune, j’aurais envie d’être un peu prétentieux. C’est le message que j’essaie de véhiculer. Soyez mémorable. Annoncez-vous. Montrez-vous. Ne laissez pas les gens vous confondre avec quelqu’un d’autre. Sinon, à quoi bon ?
L’essentiel par Alice Cooper:
● « School’s Out » sur School’s Out, 1972
● « I’m Eighteen » sur Love It to Death, 1971
● « Welcome to My Nightmare » (version jouée sur The Muppet Show, 1978)
● « Poison » sur Trash, 1989
● « He’s Back (The Man Behind the Mask) » sur Constrictor, 1986. Et la chanson du film Vendredi 13, chapitre VI : Jason le mort-vivant
● « No More Mr. Nice Guy » sur Billion Dollar Babies, 1973