April 5, 2018 -

As told to Elliott CostLily Bartle, 2729 words.

Tags: Design, Poetry, Writing, Process, Collaboration, Beginnings.

Bryce Wilner : Sur les fragments de texte aléatoires qui se cachent dans votre clavier

Un entretien avec Bryce Wilner, graphiste
D’après une conversation avec Elliott Cost, Lily Bartle
Traduction en Français par Angela Benoit
April 5, 2018
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Les sites Web, c’est un peu banal comme sujet de conversation, mais pourriez-vous me décrire le vôtre ?

En ce moment, on va dire que mon site est à l’état brut. Le format n’a pas vraiment évolué depuis 2013 ou 2014. L’idée principale de la page d’accueil est de présenter par ordre chronologique mes collaborations et les travaux que je réalise pour mes clients.

Les deux autres éléments sur lesquels je veux attirer l’attention immédiatement sont mes coordonnées – comment me contacter et où trouver le reste de mes travaux sur Internet, parce que je fais beaucoup d’autres choses qui ne sont pas directement reliées à mon URL personnelle – et ma bibliothèque de polices de caractères open source. Je passe beaucoup de temps sur mes polices, j’essaie de ne pas les lâcher. Elles se distinguent du travail de graphisme que je réalise pour mes clients, car elles sont gratuites. Je les donne. Il me semble que la page Polices de caractères de mon site est celle qui reçoit le plus de visiteurs. Je la vois apparaître dans les flux d’actualités d’autres personnes ou sur des chaînes Are.na plus que toutes les autres parties de mon site. Les gens aiment ce qui est gratuit. Surtout les polices.

J’ai remarqué récemment, ou peut-être que ce n’est pas si récent que ça, que vous avez mis toutes vos polices sur GitHub et je me suis demandé : pourquoi cette plateforme ?

Quand je travaille sur une fonte, je commence sur mon disque local, puis quand j’ai l’impression d’être arrivé à une version initiale, je la mets sur GitHub. Je garde ainsi une trace des différentes versions et les autres peuvent en suivre l’évolution. Toutes mes polices sont accompagnées d’un fichier log qui recense les versions intermédiaires. J’y remercie aussi les graphistes qui m’ont aidé s’il s’agit d’une police ancienne remise au goût du jour. Mon espoir est de voir d’autres personnes se les approprier ou contribuer à mon répertoire. Je m’y suis mis parce qu’en 2014, Raphaël Bastide, artiste et concepteur de caractères, m’a écrit pour me conseiller de formaliser ma méthode de suivi des versions, et mes licences. Il m’a orienté vers la SIL Open Font License, souvent utilisée pour indiquer qu’une fonte est open source et que n’importe qui peut l’utiliser ou la modifier.

J’ai récemment écrit une petite collection de fichiers informatiques sur le thème de la typographie pour l’archive en ligne Library Stack, qui héberge entre autres des œuvres de Weiyi Li, Nate Pyper ou encore Ana Maria Uribe.

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Poster Library Stack, 2017. Vinyle sur impression à jet d’encre, poster : 60,9 × 91,4 cm ; vinyle : 83,82 × 129,5 cm.

En parlant de votre poster Library Stack, j’ai remarqué que vous vous inspirez de Samuel R. Delany dans l’introduction, où vous empruntez la syntaxe d’un passage de Dhalgren. Quel sens son œuvre prend-elle pour vous ? J’ai aussi vu que vous avez rempli une chaîne Are.na de citations de Delany.

Je suis un grand fan de Delany. J’ai commencé à lire ses livres lorsque j’avais une vingtaine d’années à peine et j’y suis récemment revenu pour combler quelques lacunes. Je crois qu’à l’époque, j’avais commencé par Babel-17. Un choix utile, car je n’avais jamais vu un auteur faire d’une poète le personnage principal d’un roman de science-fiction et je vois mal une poète qui voudrait que son œuvre soit directement responsable de la survie ou de la destruction d’une civilisation. Pour moi, cette idée a quelque chose d’étrange. J’y ai trouvé beaucoup d’inspiration, au-delà même de cette nouvelle. Ses personnages — Kid dans Dhalgren, Katin dans Nova, Adrian dans Phallos, Ni Ty Lee dans Empire Star — se retrouvent dans de drôles de situations psychédéliques et, dans leurs dialogues avec d’autres personnages, ils remettent en question le format de la nouvelle ou du poème.

Pour mon introduction sur Library Stack, j’ai emprunté la syntaxe d’un extrait de Dhalgren. Delany décrivait les visions qui traversent l’esprit d’un personnage juste après l’orgasme ; moi, j’évoque les fragments de texte qui me traversent l’esprit quand je n’arrive pas à rédiger quelque chose que je suis « censé » écrire et la manière dont ces fragments prennent s’expriment à travers mon clavier.

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Echo, 2017. Site Web

On dirait que créer des fontes, c’est un peu vivre par procuration. Vous créez une police de caractères que les gens vont utiliser, mais pensez-vous aux utilisateurs et à ce qu’ils font de vos fontes ?

Beaucoup de personnes qui créent des outils numériques se posent cette question, qui ne se limite pas à l’univers du graphisme. Pour être honnête, quand je crée une fonte, je ne m’intéresse pas vraiment au côté pratique. Il y a des concepteurs de caractères qui essaient d’anticiper tous les scénarios d’utilisation possibles et imaginables, avec tout un tas de glyphes, de graisses ou de chasses spécialisées. Moi, je suis beaucoup plus rapide, je fais moins de chichis. Cela ne veut pas dire que le travail des créateurs qui pensent à tout n’a pas de valeur ; bien au contraire. Mais en général, quand je me lance dans une fonte, c’est pour répondre à un besoin, et quand j’ai fini, je pars du principe que si j’y ai trouvé une utilité, ce sera peut-être aussi le cas de quelqu’un d’autre. Il m’arrive souvent de ne me contenter que d’une graisse, avec peut-être l’italique. Pour moi, c’est suffisant, mais ce n’est pas le cas d’un grand nombre de graphistes.

Il y a peu de temps, je me suis mis à faire des portraits de mon clavier. J’ai créé une police que j’ai appelée Counter, par exemple, qui attribue un nombre à chaque glyphe du clavier américain. Le chiffre 1 produit un « 1 », le chiffre 2 donne un « 2 », le chiffre 3 un « 3 », et ainsi de suite. Mais le chiffre zéro donne « 10 ». La première lettre de la rangée suivante, c’est le « Q », qui prend la valeur « 14 ». Le compte continue de monter comme ça. Si vous tapez une phrase complète, par exemple « Shall I compare thee to a summer’s day », vous obtenez cette série de caractères : 7331263434 66 39214322261615 17311515 1721 26 2719434315163627 282618. Donc, si vous imprimez un texte, vous créez un code difficile à déchiffrer, parce que vous ne savez pas si vous avez affaire à « 3 » suivi de « 12 », ou à « 31 » puis « 2 ». Par contre, un ordinateur déchiffrera le texte parfaitement, parce qu’une valeur Unicode est associée à chacun des glyphes.

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Plotter’s Tour (Keyboard), 2017. Dessin sur papier réalisé au feutre sur une table traçante ; 49,5 × 99 cm.

Je voulais voir comment elle rendrait, cette police, donc j’ai composé le roman La Cité des permutants de Greg Egan. Même les numéros de page étaient en Counter. Ils avaient l’air normaux sauf lorsqu’il y avait un zéro. La page numéro 2310 était en fait la page 230.

Diriez-vous que ce qui vous intéresse le plus, c’est l’expérience qui accompagne la création de chaque police de caractère ?

La plupart du temps, il n’est pas nécessaire de connaître les débuts conceptuels de mes polices pour en apprécier la forme finale. Evening, par exemple, est une police bien équilibrée, issue à la fois de sources d’inspiration sérieuses et d’un intérêt formalisé. Je l’ai créée à partir d’une sérigraphie de 1970 par Ian Hamilton Finlay (qui fait de la poésie concrète) intitulée Evening/Sail, une œuvre que Finlay a par la suite réutilisée sur la couverture d’un catalogue dont la sortie coïncidait avec son exposition à la Fruitmarket Gallery, à Édimbourg, en 1991. Ces caractères me plaisent vraiment – les proportions du « O » sont très inhabituelles, par exemple – donc je les ai utilisées pour créer un alphabet. Je disposais d’une certaine quantité d’information pour décider des lettres capitales, mais j’avais pas mal de trous à boucher tout seul. J’ai beaucoup utilisé cette fonte dans mes travaux de studio ici, à Yale.

Dans votre article Are.na, vous parlez principalement des formes d’expression poétique à l’écran. Comment êtes-vous venu à vous y intéresser ?

Brandon, mon frère, a étudié la littérature, et moi le graphisme. Il s’intéresse au graphisme depuis le point de vue de la littérature et moi je m’intéresse à la littérature du point de vue du graphisme. Nous avons fini par collaborer et par faire beaucoup de recherches ensemble sur ces choses.

En littérature expérimentale, il existe un sous-genre qui permet au lecteur de générer un texte en réorganisant les fragments du kit créé par l’auteur. C’est un autre de mes domaines d’intérêt. Composition No. 1 de Marc Saporta ou peut-être Oblique Strategies de Brian Eno appartiennent à ce sous-genre. Ces travaux s’appuient souvent sur l’aléatoire et, en général, les éditions originales sont rares, donc les versions numériques se sont multipliées sur Internet au cours des quinze dernières années environ. On pourrait supposer qu’il est plus facile de rendre une chose aléatoire à l’écran que dans le monde réel, une logique qui m’a semblé juste pendant des années. Par exemple, je n’avais vu que la version numérique de Sentences de Robert Grenier, qui avait été mise en ligne par l’éditeur original plusieurs décennies après sa sortie initiale. Plus tard, j’ai vu la version originale de Sentences à la bibliothèque Beinecke de livres rares et manuscrits de l’université de Yale et j’ai commencé à penser que l’écran n’était peut-être pas le meilleur support de lecture pour ces textes. L’objet physique est plus aléatoire que la version à l’écran, car les ordinateurs ont plus de mal à vraiment reproduire l’aléatoire. J’ai rédigé un essai pour le blog d’Are.na à propos de cette distinction.

Pour vous, il s’agit aussi d’archivage ?

Absolument. Le volet archivage a une grande importance pour moi, parce que dans de nombreux cas, ces livres sont si rares qu’ils n’existent plus que dans les collections et les bibliothèques de recherche. En ligne, je peux au moins lire et me faire une idée générale du texte et des intentions de Robert Grenier. Ce moyen de distribution est aussi beaucoup moins onéreux. J’apprécie le fait que ces choses sont facilement distribuables sur Internet pour pas grand-chose, mais je reste partagé, j’ai le sentiment de ne pas être en mesure de pleinement comprendre une œuvre avant d’en avoir vu les deux versions. Dans certains cas, il existe un grand nombre d’itérations de la même œuvre. A House of Dust d’Alison Knowles, par exemple, a été réédité de nombreuses fois sous forme de sites Web et même d’un compte Twitter. J’imagine que je ne parviendrai pas à saisir l’essence même de ces travaux avant d’avoir étudié l’ensemble des représentations du texte dans ces différentes sphères.

Vous êtes étudiant à Yale. Pensez-vous avoir le devoir d’être une sorte de passerelle pour le public ? Vous avez toutes ces ressources à votre disposition, comme la bibliothèque Beinecke, alors que la plupart des graphistes n’y ont pas accès. Dans de nombreux cas, il semblerait que vos travaux mettent ces ressources entre les mains du public.

Je n’ai pas encore cherché à créer ma version à moi d’un poème, mais j’ai scanné des travaux que j’ai croisés dans la bibliothèque pour les mettre sur Are.na ou dans mes recueils de recherche du moment. Il y a tant d’œuvres du monde imprimé qui ne sont toujours pas disponibles sur Internet et vice-versa. Je ne sais pas si du privilège d’étudier à Yale émane une responsabilité, celle de l’internaute, de mettre les œuvres à la disponibilité du public, mais quand je peux, j’essaie de mettre les choses en accès libre. Dans les limites du raisonnable.

Vous êtes très actif sur Are.na. Depuis le début. Pouvez-vous me parler de votre lien avec cette plateforme ?

J’utilise Are.na pour mes recherches personnelles depuis 2012. Aujourd’hui, une grande partie de mon cerveau y habite ! Charles Broskoski, l’un des fondateurs d’Are.na, a évoqué la valeur d’une collection de choses et de son évolution au fil du temps. Ce concept a été très productif pour moi. Je peux commencer par m’intéresser à un sujet de façon détachée, puis le suivre sans vraiment en connaître l’utilité. Dans mes travaux de recherche, j’ai beaucoup collaboré avec Laurel Schwulst ; je n’insisterai jamais assez sur son influence sur mon travail artistique et graphique. Dans quelques cas, mes collections se sont transformées en œuvres d’art.

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Vacant Startup, 2017. Impression à jet d’encre sur vinyle. Bois et vis en métal. Mobilier : 152 × 198 × 91 cm ; bannière : 122 × 365 cm.

Il y a quatre ans, je me suis mis à collectionner les noms de startups composés de mots, comme Zillow, Plaxo, Twilio, etc. Beaucoup ont disparu depuis. J’ai commencé à les collectionner parce que je savais que d’une manière ou d’une autre, ces noms avaient un lien avec mes centres d’intérêt. À l’époque, je n’en savais pas plus. J’ai fini par créer un site Web qui sépare les syllabes de ces noms et les recombine pour proposer de nouveaux noms de startup. Quand l’utilisateur clique sur le bouton, le site génère un petit charabia qui peut servir de nom d’entreprise.

Si quelqu’un venait à utiliser l’un de ces noms, qu’en penseriez-vous ?

Cela ne me dérangerait pas. Je n’ai rien contre les utilisations professionnelles du site, même si je pense que c’est totalement illusoire.

Vous consacrez beaucoup de temps à la création d’outils. Sur votre site Web, vous avez une section dédiée aux ressources. Nous travaillons d’ailleurs dans ce sens, à The Creative Independent, nous voulons en faire une vraie ressource. Parlez-moi de ce que représente la notion de ressource pour vous.

Pour moi, une ressource doit pouvoir trouver son utilité dans l’immédiat. Elle est aussi personnalisable, pour ceux qui souhaitent passer du temps dessus. De nombreuses ressources citées sur mon site Web sont des outils qui n’imposent rien à l’utilisateur. Un convertisseur de format OFT à Web, par exemple.

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Always Remember, 2017. JPEG

Il m’arrive de penser que dans le monde réel, les ressources sont vues comme épuisables, alors que sur Internet, elles sont souvent considérées comme infinies. Il est question de croissance et d’expansion…

Je dois beaucoup aux internautes et à leur générosité, surtout à ceux qui font des tutoriels YouTube sur le graphisme. Nous sommes nombreux à compter lourdement sur ces vidéos pour acquérir un florilège de compétences. Les facettes du Web où règne cet esprit de partage restent nombreuses. J’essaie de mettre en avant les ressources que j’utilise et j’aimerais produire les miennes. J’aimerais aussi proposer des outils qui ne sont pas nécessairement pratiques, mais qui pourraient le devenir dans un avenir proche.

Les recommandations de Bryce Wilner :

  • Damon Zucconi, Lyrebird’s Song with Silences Removed (2017).

  • Sara Knox Hunter, There is Nothing to Divide Us if We Do Not Exist, (Dominica, 2016).

  • Abbas Kiarostami, Five (Dedicated to Ozu) (2003).

  • L’année dernière, j’ai assisté à une présentation donnée par Donna Haraway, où j’ai appris, par exemple, que seules deux universités américaines ont pour mascotte un mollusque : Evergreen (le « geoduck ») et UC Santa Cruz (le « banana slug »).

  • Le soir de l’annonce de la mort d’Ursula K. Le Guin, j’ai passé des heures sur Twitter à lire les citations, les interviews et les anecdotes de sa carrière, relayées par ses lecteurs, moi compris. Quelques semaines plus tôt, je l’ai écoutée réciter « Looking Back », un poème qu’elle a écrit en 2017, à l’antenne du podcast A Phone Call From Paul. À ma connaissance, ce poème n’a pas encore été publié, donc je ne peux pas vous garantir que les retours à la ligne et la ponctuation correspondent à ce qu’elle aurait voulu, mais je l’ai transcrit quand même :

Looking Back

Remember me before I was a heap of salt

The laughing child who seldom did what she was told

Or came when she was called

The merry girl who became Lot’s bride

The happy woman who loved her wicked city


Do not remember me with pity

I saw you plodding on ahead into the desert of your pitiless faith

Those springs are dry; that earth is dead

So I looked back, not forward into death

Forgiving rains dissolve me

And I come still disobedient, still happy

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