As told to Brandon Stosuy, 3553 words.
Tags: Technology, Music, Art, Culture, Politics, Inspiration, French.
Laurie Anderson sur la réalité et la non-réalité
Aujourd’hui, la réalité virtuelle me vient à l’esprit à cause de l’élection présidentielle. L’idée de créer un monde nouveau qui se substituerait au monde que nous connaissons. Je sais que, comme beaucoup d’autres, vous avez fait un peu de réalité virtuelle, et je me demandais si ce qui se passe dans le monde en ce moment a fait évoluer votre pensée à ce sujet. Avez-vous envie de créer quelque chose de différent et d’imaginaire, ou préférez-vous transformer le monde réel ?
Je me pose cette question chaque fois que je me lance dans une création. En ce moment, j’écris, et les gens me demandent si c’est un roman. Je leur réponds que je ne situe pas bien la frontière entre fiction et réalité. Et c’est vrai. Être artiste, c’est quoi ? Du réel, de l’imaginaire, ou… ? Même quand j’essaie de travailler dans le monde réel, les choses me paraissent plus profondément fantastiques que tout ce que je pourrais inventer. Le fait qu’une chose se soit produite rend-il cette chose moins fictive ? Je n’en suis pas certaine. En réalité virtuelle, c’est pareil.
J’ai récemment visité la pyramide secrète de James Turrell dans le Yucatán. Une pyramide couronnée d’un lac et d’un dispositif de visionnage. L’installation recouvre un cenote – un type de cours d’eau souterrain très répandu dans le Yucatán qui a été formé il y a plusieurs milliards d’années, je crois, par des météorites qui ont perforé la croûte terrestre. Si vous déposez un billet dans un cenote, il réapparaîtra dans un autre. Ce sont des lacs interconnectés.
Nous étions quatre, à parler de l’avenir de la planète. Je dois vous avouer que nous ne sommes arrivés à rien de concluant, mais nous avons passé un bon moment. J’y repense parce que de cette pyramide, on pouvait observer le ciel à travers un trou en forme d’ellipse. Toute la nuit. Autour de ce trou, il y avait un autre anneau de lumière changeante. C’était se voir soi-même en train d’observer le firmament nocturne – rien à voir avec le ciel que l’on regarde quand on fait du camping. Votre façon d’interpréter la couleur noire sera toujours influencée par ce qui entoure ce noir : est-il entouré de vert citron ? De rose clair ? À l’aube, le ciel passe par toutes les phases possibles et imaginables, du noir au bleu, du rose au rouge, et vous comprenez que « voir les choses » est un acte de comparaison, de mémoire, d’attribution et de fiction. Pour moi, cela n’avait jamais été aussi clair. Je me disais : « Oh, le ciel est vert ! Oui, parce qu’il est entouré de rose. Du marron ! Oui, c’est l’association avec un bleu foncé. »
Nous avons parlé de façon décousue de ce que nous pouvions faire. Je veux dire… les penseurs m’ont manqué au cours des douze derniers mois. Je ne les ai pas vraiment entendus s’exprimer. Le niveau n’a jamais été aussi bas et même quand vous pensez avoir touché le fond, il reste une couche de vase dans laquelle s’enfoncer. Je suis très alarmée, même si j’essaie de ne pas l’être. J’essaie d’être quelqu’un d’informé qui puise son énergie dans une situation terrible. Je m’en veux de ne pas m’être aperçue de la disparition progressive de la classe moyenne. Où étais-je ?
Je me demande si l’engouement pour la réalité virtuelle va changer, maintenant que la réalité happe notre attention avec plus d’insistance.
Je ne pense pas. Pas pour moi, tout du moins. La semaine dernière, j’ai pris part à une conversation publique avec Matthieu Ricard, un type très intéressant qui a écrit un livre intitulé Plaidoyer pour les animaux. Il est moine. Il vit dans la forêt. On ne peut que l’aimer ! [Rires] C’est aussi un penseur très rigoureux et très logique. Il démolira chacun de vos arguments contre le végétalisme.
Je ne suis pas végétalienne, mais son raisonnement est si élégant, si parfait, notamment sur les conséquences environnementales désastreuses de la consommation de viande, mais aussi sur ce que les industriels vous disent et ce qu’ils vous cachent. Vous vous rendez compte que vous vous êtes bien fait berner. Je vous parle de ça parce qu’on lui reproche souvent de s’intéresser à la protection animale alors qu’il y a tant d’êtres humains qui souffrent.
Donc, son argument. Disons par exemple que je collectionne les timbres ou que je fais de la danse. Va-t-on me dire que je passe trop de temps à coller des timbres dans des albums alors qu’il y a tellement de gens qui souffrent ? On cherchera à s’immiscer dans le temps que vous consacrez à l’humanitaire. On vous dira aussi comment vous devriez vous organiser, considérant que vos activités sont incompatibles entre elles ou que l’une n’appuie pas l’autre. Un peu comme s’il y avait une balance de la prise de conscience et de la bonté.
J’ai travaillé avec des avocats de Reprieve sur un projet pour Guantanamo. Ce matin, j’ai reçu un e-mail de leur part nous rappelant les promesses de Donald Trump sur le thème de la torture. Il est convaincu de l’efficacité de ces pratiques, qu’il souhaite étendre. « La noyade simulée ne marche pas, je vais mettre en place des choses beaucoup plus douloureuses », a-t-il déclaré. Les mots ont joué un rôle très fort dans cette campagne. Au cours de la dernière année, nous sommes tous devenus experts de ce que ces gens racontent sur le monde, sur pourquoi le monde est ce qu’il est et sur ce qu’il devrait être. Vous vous rendez compte que rien de tout cela n’est ancré dans la réalité. Sinon, comment l’expliquer ? Pour moi, ça fait partie du choc de cette présidentielle – les arcs narratifs ne vont pas ensemble. Les choses qui sont dites dans la presse ne correspondent pas non plus à la soi-disant réalité.
Ensuite, vous êtes dans un monde où il y a un décrochage entre les histoires et la réalité et vous comprenez l’ampleur de la disparité. On invente tout et n’importe quoi. La réalité virtuelle, c’est toute une autre histoire. Pour moi, il s’agit aussi d’une façon de travailler avec la langue dans un univers visuel. J’ai œuvré sur beaucoup de stratégies différentes dont l’objectif était d’exprimer un message quelque part. Un film en trois dimensions, par exemple. Un récit dissimulé dans un oreiller. Ou comment pousser quelqu’un à cesser quelque chose.
Dans le passé, vous avez parlé du 11 septembre. Vous étiez à New York le jour des attentats. Vous avez continué à produire. Dans ce genre de situation, certains disent que de grandes œuvres d’art verront le jour à la suite de ce terrible événement. Honnêtement, je ne trouve pas ça très réconfortant. Mais vous faites de l’art depuis longtemps, vous avez toujours su maintenir votre productivité, quelles stratégies mettez-vous en place pour continuer d’avancer ?
Que j’avance ou que je n’avance pas, à mon avis, cette période progressiste que nous vivons, cette ère du social-libéralisme est aussi une source d’inspiration. Vous pouvez aussi faire des œuvres moins politiquement tranchantes. Je ne dis pas que les œuvres incisives sont plus méritantes que les choses plus neutres. Je reviens toujours à l’exemple d’un gigantesque tableau bleu qui en dira beaucoup plus sur la liberté que 1 800 représentations théâtrales ou morceaux de musique sur notre degré de liberté. C’est une question d’expérience et pas forcément de messages codés. Êtes-vous transporté par ce son ? Par cette couleur, par cette image ? Ou transporté par l’ensemble ? Il n’est pas question de vous dicter ce que vous avez à faire.
Honnêtement, les œuvres très politiques ne m’ont jamais vraiment parlé. Je préfère les choses qui sont incroyables par elles-mêmes, très osées d’autres manières ou qui vont enfreindre une règle sur deux. En musique ou en peinture, je trouve le non-respect des règles bien plus intéressant que les messages codés. C’est du genre… pourquoi ne pas me dire les choses directement ? Pourquoi les enfermer dans cette chose que je dois ensuite décoder ?
J’ai rarement l’impression que ces types d’œuvres sont très réussies. Peut-être que pour d’autres, elles le sont. Je ne pense pas que les gens aiment qu’on leur dise quoi faire. Même si le message est codé.
Que pensez-vous du dernier album d’Anohni ?
C’est différent. Je ne suis pas convaincue qu’elle fasse ce genre de chose. Elle chante avec beaucoup de passion et raconte ses expériences, ses impressions. Elle ne vous dit pas quoi en faire. Anohni est une artiste très honnête. C’est pour ça que ça marche, je crois. Si vous contournez cette étape, qui est de ressentir les choses par vous-même, vous finissez par illustrer un panneau d’affichage.
Les gens se sentent paralysés. Surtout les jeunes avec qui j’ai discuté. Ceux qui ont la vingtaine.
Est-ce qu’ils ont voté ?
Oui, mais ils ont l’impression que c’est la fin du monde. Je me suis retrouvé à leur dire que non, mais à les pousser à organiser un événement. À parler à leur entourage. À créer. Il y a des façons d’agir. C’est possible d’avancer.
Ce sentiment d’urgence fera peut-être renaître ce qu’il reste du mouvement Occupy. Les gens ne comprennent pas pourquoi ils n’ont rien vu venir et soudain, il y a toute cette énergie. Je suis d’accord, d’un drame peut sortir de l’énergie positive. Une grande partie de mon travail d’artiste, peu importe l’ère politique, vient d’une rupture. Ce samedi, je vais à Copenhague pour travailler avec Brian Eno. On s’amuse toujours beaucoup. Nous avons collaboré ici, dans ce studio, sur pas mal de choses. La casse, ça arrive, surtout dans les studios à domicile. Il en était ravi. On cassait quelque chose, ou les choses ne se déroulaient pas comme prévu. « Formidable ! », réagissait-il. Il se frottait les mains et en était vraiment content. Il croyait aux vertus du processus, ce qui est génial, parce que c’est ainsi que vous faites des découvertes. Vos matériaux ont quelque chose à vous enseigner.
À mon avis, chaque fois que vous essayez de faire passer un message, que vous vous demandez à quoi sert cette chose, vous ne travaillez pas vraiment avec les matériaux qui sont devant vous… vous les contraignez trop. Ils ne seront pas à même de vous parler. Si vous êtes sculpteur, vous vous retrouverez à frapper trop fort et votre œuvre finira par terre, en mille morceaux. Ça ne marchera pas.
Je suis heureuse de travailler de nouveau avec Brian. Il est compositeur et expert des remix. Je me souviens d’un morceau de musique sur lequel nous travaillons ensemble qui n’était vraiment pas bon. L’instrumentation n’avait rien de spécial : batterie, percussions à secouer, cloches, voix, cordes et cors. C’était ridicule. Ça ne rimait à rien. Je luttais vraiment. Il m’a envoyée faire un tour dehors parce qu’il voulait passer quelques moments tout seul. Je n’arrivais pas à partir ! Je voulais tellement tout contrôler, j’étais en train de flipper. Il a fini par me dire que si, j’en étais capable.
Je me suis arrachée au projet, puis je suis revenue. Je n’ai jamais rien entendu de tel. Il avait tout retourné. Les percussions avaient pris une ampleur énorme. Elles faisaient vivre le morceau. Il les avait ralenties et placées sur le devant de la scène. Les voix étaient à des kilomètres, avec beaucoup de réverbérations. Et la batterie… c’était si beau. J’ai compris qu’il ne faut jamais désespérer et qu’il suffit de laisser Brian Eno vous faire un remix. Ou de le faire vous-même.
J’essaie d’apprendre par la pratique, par la manipulation des choses. J’adore partir en tournée. Je suis fan de technologie. Quand je casse quelque chose, je suis contente. Je commence à vraiment apprécier cette facette de ma personnalité et à l’exploiter. De réfléchir à ce que je fais. Même si une amie vient de m’envoyer u e-mail très intéressant. Elle m’a demandé s’il m’arrive encore de réfléchir. Elle avait constaté qu’au lieu de réfléchir, elle sortait de plus en plus d’allocutions préparées. Mon sang n’a fait qu’un tour. Je me suis rendu compte que je faisais la même chose. Vous réfléchissez un peu, puis vous exprimez une opinion ou un avis prémédité.
Il n’y a rien de mal là-dedans. Une idée a besoin de flotter et d’être verbalisée. S’agit-il de quelque chose de concret ? C’est une autre façon de voir les choses. Mais j’ai remarqué que je ne consacrais que très peu de temps à la réflexion. Au débit de pensées. Aux dialogues qui ne sont pas des échanges d’idées préconçues. Souvent, vous vous arrêtez là et vous n’écoutez pas vraiment votre interlocuteur, car vous voulez placer la vôtre. C’est dingue. Ça m’arrive à moi aussi.
Le 23 juin, j’étais en route pour Athènes. Quand mon vol a quitté New York, le Royaume-Uni faisait partie de l’UE. Quand j’en suis descendue, le mot Brexit s’affichait sur les écrans de téléphone de tous les passagers. Brexit, Brexit, Brexit. J’étais sous le choc. Je n’y croyais pas. Je me suis donc retrouvée à Athènes et les sept premières personnes à qui j’ai demandé ce qu’elles pensaient du Brexit m’ont répondu la même chose : il fallait qu’elles y réfléchissent. Pas de doute, j’étais chez les philosophes. Il fallait y réfléchir, sans réagir à chaud, façon New York Times, sans régurgiter ce que vous venez d’entendre d’un ami. Non, vous allez y réfléchir.
Cela m’a beaucoup marquée. Depuis, j’essaie de réfléchir un peu plus aux choses. Inutile de tweeter dans les quatre secondes.
J’ai organisé une soirée hier. Il y avait tellement de gens qui se disaient en vrac, tétanisés. Je les ai invités à venir passer une heure ensemble, à discuter, et beaucoup sont venus. Nous n’en avons pas tant parlé que ça [de la victoire de Trump]. Un de mes co-organisateurs m’a suggéré de ne pas chercher le sens à donner à l’élection, de ne pas analyser pourquoi nous en sommes arrivés là… ni comment, mais plutôt de donner la parole à ce que nous ressentions.
Ce n’était pas facile du tout. On a tendance à vouloir tout résoudre tout de suite. À se dire que c’est horrible… mais voilà ce qu’on peut faire. Qu’Hillary Clinton n’aurait pas dû perdre à cause de cette erreur qu’elle a commise. L’analyse. C’est extrêmement important, mais il faut aussi prendre le temps d’écouter nos sentiments. De voir à quel point nous dépendons de la notion de présidence d’un pays. Nous n’avons pas à être aussi dépendants.
Ceux qui ont des enfants me racontent aussi qu’ils demandent conseil [au sujet de l’élection] à leurs amis européens, parce que, d’après eux, les Européens admirent moins leur président. C’est un politique comme les autres, qui n’est ni meilleur, ni pire que ses pairs. C’est aux parents d’être le compas moral de leurs enfants. « Tu veux être président quand tu seras grand ? C’est une grosse responsabilité… ». Oui. C’est une grosse responsabilité morale. Une force. Quand un type se fait élire avec un programme fondé sur la haine et le mensonge, les enfants voient que les autres se reconnaissent dans une personne qui ment et qui haït. Quel sens donner à tout ça ?
Cette dynamique de famille est très présente dans cette élection. Le père et la mère. Les candidats représentent-ils nos parents ? Vous êtes père, qu’êtes-vous censé faire ? Il y a Tim Kaine, le stéréotype paternel américain. Vous avez envie de lui lancer un « Eh, mon ami ! Tu vas gagner ! Tu es un bon gars, tout va bien se passer. » Pence, c’est le beau-père typiquement américain : « Je suis avec ta mère. C’est pour elle que je suis là. Ça n’a rien à voir avec toi, mon pote. Dès que tu gagnes ta vie, tu dégages ».
Vous avez fait et vous continuez de faire beaucoup de choses, à des moments très différents. Vous arrive-t-il d’avoir des blocages créatifs ? Si oui, comment les surmontez-vous ?
J’avais inventé un logiciel pour ça, sur CD-ROM, il y a longtemps. Pour le syndrome de la page blanche. Beaucoup d’auteurs sont terrorisés par ça. Et si vous commenciez avec une page pleine de mots et il n’y avait qu’à tailler dedans, comme un sculpteur ? Vous y ajoutez les noms de vos amis, des noms de villes, des situations. Très rapidement, vous avez un livre. Personne ne verra que vous êtes parti de la structure de Crime et Châtiment. D’où partez-vous, quelle est la première scène ?
Les jeunes artistes s’interrogent souvent sur leurs blocages et sur comment les surmonter. Je leur conseille d’essayer de donner le plus mauvais d’eux-mêmes. De composer le morceau de musique le plus affreux. Dans le pire des cas, vous aurez une idée des règles que vous vous fixez. Et dans le meilleur, le résultat sera supérieur à tout ce que vous avez fait jusqu’à présent, parce que ce sera de l’énergie pure. Lancez-vous sans personne pour vous dire que c’est mauvais. Allez vers le mauvais. Le pur et le très mauvais. J’ai essayé. Ça marche. Il m’arrive aussi de m’y raccrocher, à cette idée d’une œuvre si mauvaise qu’elle est intéressante. Donc, allez-y, emmêlez-vous dans un langage !
Ou, si vous êtes coincé, étudiez ce que vous aimez. Comment peignez-vous un tableau ? Est-ce que le temps s’arrête vraiment ? Où êtes-vous ? Est-ce que vous décrivez un moment très fragile ? Quel est votre rapport avec ce moment ?
Cette photo [elle montre du doigt une photo de Lou Reed] est très posée. Cette photo de Lou. Et en même temps, il a l’air d’avoir un œil critique et attentif. Son regard n’a rien de posé. Son expression n’est pas photographique, elle est très inhabituelle. Et c’est là une des raisons pour lesquelles j’aime afficher cette photo dans les studios. C’est un moment plein de lucidité qui ne cherche pas à résumer quoi que ce soit. Que vous l’aimiez ou non, il s’en moque.
Voilà autre chose qui me plaît dans la réalité virtuelle, la désincarnation. Vous quittez votre corps. C’est plus que libérateur. L’image que vous avez de vous-même, c’est quoi, finalement ? Dans le soi-disant « vrai monde ». Ce monde est une vraie fiction. On compare les choses, tout le temps. Comme Jim Turrell. On compare ce moment au moment d’après, sans vraiment vivre le présent. Sans voir que dans nos têtes, nous passons d’une chose à l’autre si vite que nous ne sommes plus capables de réfléchir.
La séance de méditation d’hier soir était très simple. Écouter son souffle, être présent dans son corps, rechercher le calme. Pas évident pour ceux qui se jettent sur la blogosphère à tous les instants, qui se considèrent citoyens virtuels, qui ont ce besoin d’être ailleurs, en train de penser à autre chose, de faire autre chose. Sans être capable de se tenir assis, ici, dans ces vêtements, avec ces chaussures aux pieds.
J’ai des blocages tout le temps. Je m’y prends de différentes façons. Pour commencer, je me lance dans quelque chose qui a l’air de marcher, juste pour en profiter quelque temps. Mes stratégies s’en imprégneront. Ensuite, il faut aussi se changer les idées. Faire ce que l’on sait faire de plus mauvais. Plus je m’écoute vous parler, plus je pense à ce que je n’arrête pas de repousser. Je viens de me rendre compte que j’ai appliqué mes techniques et qu’elles n’ont pas marché. Je dis n’importe quoi ! [Rires] Ça, ça n’a pas marché. Rien de tout cela n’a marché. Voilà un bon exemple.
Parfois, il faut rester immobile devant la page blanche. C’est ce que font les écrivains. Ils passent cinq heures par jour à leur bureau, puis ils s’en vont. Si vous n’avez rien écrit, vous remettez ça le lendemain. C’est ainsi que Philippe Glass s’est entraîné et a appris à composer. Il est resté devant son piano, avec un réveil. Il lui arrivait parfois de regarder les minutes passer. C’est quelqu’un qui a vraiment consacré du temps à son œuvre.
En ce moment, je joue beaucoup avec Phil. C’est très intéressant, très agréable. On s’amuse beaucoup. Je me souviens d’une chose, l’été dernier, nous avons joué à Ravello. C’était dur, nous avons enchaîné le voyage, les répétitions et la représentation, puis un dîner sans fin. Nous sommes rentrés à deux heures du matin. Je partais pour Rome deux heures plus tard et je faisais ma valise. Je m’affairais. Je suis remontée du jardin et il était là avec Sari [sa copine]. Ils venaient de faire deux heures de yoga. « Phil, il est quatre heures du matin. Tu ne pouvais pas faire ça demain ? lui ai-je demandé. Non, parce que je n’en aurais donc pas fait aujourd’hui et que je dois en faire tous les jours. Si je n’en fais pas, je m’arrête ». Il est comme ça en musique. Si discipliné. C’est incroyable. Nous nous connaissons depuis plusieurs dizaines d’années. Il a toujours été comme ça, il investit son temps. Il est aussi très, très doué pour la musique. C’est un génie, un génie qui travaille dur.
Les gens pensent que c’est facile. Ils se demandent comment nous sommes arrivés au résultat final, sans voir que ce n’était pas simple. Combien de fois suis-je passée au plan B, dans ma vie, c’est fou. Parfois, ce sont les circonstances qui vous dictent que vous ne pouviez pas faire autrement.
Cinq œuvres sonores de Laurie Anderson, une par décennie :
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1970s - Laurie Anderson / John Giorno / William S Burroughs – You’re The Guy I Want To Share My Money With
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Années 1980 : O Superman
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Années 1990 : The Ugly One With the Jewels
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Années 2000 : Homeland
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Années 2010 : Music For Dogs