As told to T. Cole Rachel, 2692 words.
Tags: Music, Beginnings, Inspiration, Process.
Sufjan Stevens sur la composition, la collaboration, et le mythe de l’artiste torturé
On connaît l’artiste solo, mais une grande partie de votre œuvre est collaborative. Qu’est-ce qui vous plaît dans le travail à plusieurs ?
Pour moi, la musique a quelque chose de fondamentalement social. Comme beaucoup, je suis devenu musicien seul, dans ma chambre, devant un magnétophone quatre pistes ou un ordinateur, ou encore dans une salle de répétition, à jouer du hautbois pendant des heures. Je me rappelle que je suis devenu obsédé par le piano parce que ma sœur prenait des cours et quand elle n’était pas à la maison, je me faufilais dans le salon pour jouer. Enfant, j’ai plus ou moins joué clandestinement pendant très longtemps, puis je suis parti faire mes études et j’ai commencé à rencontrer d’autres personnes. J’ai vite compris que la musique est une langue et qu’elle est utilisée pour créer des liens. Souvent, vous échangez avec d’autres personnes par la nature même de leurs goûts.
C’est là que j’ai commencé à m’intéresser au concept du groupe. Il faut savoir que jeune, je n’écoutais pas vraiment de musique contemporaine. Je n’écoutais que du rock classique, du classique ou le Top 40 de MTV. Je n’étais pas vraiment conscient de cet autre monde. Je ne savais rien de la musique indépendante ni des groupes qui cultivaient leur univers créatif en famille. Donc, à la fac, je me suis fait des amis, musiciens eux aussi à leurs heures perdues, qui pour certains avaient joué dans un groupe au lycée. Peu à peu, nous avons commencé à consacrer le temps que nous passions ensemble à la musique, au son et aux échanges d’idées.
À la fac, mon groupe de musique était ringard et mauvais, mais j’ai beaucoup appris sur la créativité. L’ambiance était très, très collaborative. Je ne chantais pas. Je n’étais pas chanteur principal. La plupart des partitions n’étaient pas de moi. Je me contentais de jouer du hautbois ou un peu de piano, puis cette expérience m’a poussé vers la guitare et vers la composition. Les titres que je composais n’étaient pas nécessairement pour moi, ils étaient pour le chanteur principal du groupe. J’ai toujours associé la composition à une forme de networking social.
J’aimais faire de la musique, mais je n’étais pas vraiment convaincu par le groupe, à cause des différences de personnalité. Chacun avait son ego et sa vision, du concept à donner au groupe comme du son. Je me suis retiré et j’ai décidé de travailler seul. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à composer pour moi. Au début de la vingtaine. Quand je suis arrivé à New York, forcément, j’ai rencontré tellement de musiciens et d’artistes que cet aspect social a été ravivé. Même lorsque je travaillais sur ma musique à moi, même si je produisais mes albums, même si je m’occupais de mes concerts, je m’entourais d’une équipe d’amis et de proches. J’ai toujours aimé appartenir à une équipe.
Il y a des solistes qui font tout eux-mêmes, à leur façon, mais, mais la plupart s’entourent d’autres musiciens, pour la scène et pour échanger des idées. Ils ne s’isolent généralement pas du reste du monde pour travailler.
Je suis plutôt fier d’avoir presque tout enregistré tout seul pour Michigan : la basse, la batterie, le piano, etc. D’autres musiciens sont intervenus, mais j’avais une approche très possessive. Je voulais maîtriser l’album sous tous ses angles. Avec l’âge, je deviens conscient de mes limites. À vouloir tout faire tout seul, je ne rends pas toujours service à la musique. J’ai aussi compris qu’il y a énormément de choses à apprendre d’une collaboration et des personnes que vous accueillez dans un univers créatif. Aujourd’hui, je m’intéresse beaucoup plus à ce que les autres ont à me dire. Et puis, au bout d’un moment, vous en avez assez de votre voix et de vos habitudes. C’est ce qui a fait de l’enregistrement de Planetarium un vrai plaisir. Quatre personnes au sens créatif très développé et aux sensibilités très différentes. Quatre objectifs réunis.
La multiplication des projets créatifs est parfois très saine. La pression du projet principal s’évapore et vous voyez les choses sous un autre angle.
C’est si important, pour la santé de ma carrière aussi. J’en suis conscient, aujourd’hui, avec du recul. Se diversifier le plus possible, délaisser les vieilles habitudes pour en prendre de nouvelles et toujours chercher à essayer de nouvelles choses. Il ne faut jamais s’accrocher à une chose en particulier. J’ai eu la chance de participer à de nombreux projets externes qui m’ont donné envie de continuer.
Jonglez-vous toujours plusieurs projets à la fois ?
Je travaille sur une multitude de projets à la fois, certains sont prioritaires, d’autres non. C’est dur. Se lancer corps et âme dans cet élan créatif insurmontable n’a rien de facile, il faut éviter l’épuisement.
Comment vous y prenez-vous pour éviter l’épuisement ?
Ce n’est pas facile de trouver un équilibre, mais je m’organise de mieux en mieux et je suis de plus en plus efficace. Autrefois, j’étais convaincu de la valeur créative de l’agonie, mais je ne sais plus si j’y crois encore. Cette vieille idée qui veut que la douleur soit nécessaire pour créer quelque chose qui a du sens.
C’est un stéréotype qui nous est transmis jusque dans les livres d’histoire. L’angoisse du génie. Nous sommes programmés pour croire qu’il y a une relation entre la créativité et le dysfonctionnement mental et qu’il existe une sorte de corrélation entre les deux. Je n’y crois plus, c’est simplement trop fatigant. J’ai appris à déléguer et à organiser mon emploi du temps. On fera croire à un artiste qui flotte dans l’éther que le grand art naît dans la douleur, la souffrance. Ce n’est pas vrai.
Que ce soit par nature ou par nécessité, travaillez-vous sur votre musique tous les jours, de façon disciplinée ?
Non, pas du tout. En fait, ma pratique créative est très sporadique. Vous seriez même surpris du peu de temps que je passe sur la musique. Cela dit, j’y pense constamment. J’ai des mélodies dans la tête tout le temps. Parfois, dompter l’intonation qui se balade dans ma tête me demande un effort conséquent. Il vaut mieux que je sache me distraire, car si je passe trop de temps sur la musique, je me sens submergé et hyperstimulé. C’est mieux si je prévois deux heures ici et là, tous les deux jours, pour travailler sur un projet. Je viens de composer un nouveau ballet – j’ai presque tout fait en deux jours. J’ai ensuite passé deux mois à le revoir, à le réécrire et à le réviser. Ça, pour moi, c’est une vraie réussite. J’étais très fier d’avoir été efficace à ce point.
Pour le composer, j’ai plus ou moins médité sur le mouvement, je l’ai conceptualisé, pour ensuite l’exprimer au piano, une mesure à la fois. La première idée est toujours la meilleure. Pour moi, il n’y a rien de mieux pour se lancer, pour générer des idées et amorcer une dynamique. J’ai œuvré pendant deux jours jusqu’à obtenir assez de matière pour travailler.
Vous aviez déjà commencé Planetarium au moment de composer Carrie & Lowell, un album profondément personnel. Était-ce agréable de pouvoir travailler sur quelque chose de plus abstrait – des morceaux qui parlent des planètes et de l’espace – plutôt que de passer l’intégralité de votre temps sur ces titres intenses sur un thème familial ?
Absolument. Pour Planetarium, ma pensée était orientée vers le cosmos, car pour moi, rien d’autre ne correspondait à la nature de la commission et de collaboration avec les autres artistes. Une notion suffisamment vaste et abstraite, dépourvue de limites et débordante de possibilités lyriques et conceptuelles.
Passer du cosmos au décès de ma mère était très traumatisant. J’ai découvert que les drames personnels vraiment affreux sont beaucoup plus difficiles à appréhender en musique. Il y avait une gêne. Un malaise. Un manque d’équité et de sens artistique. Il y a eu des tentatives ici et là, de petits gestes lyriques et littéraires cherchant à donner un sens à ce départ à travers une analogie ou un mythe, mais le résultat était très insatisfaisant. Elles n’étaient tellement pas à la hauteur de mon expérience que j’ai eu le sentiment d’avoir été abandonné par mon sens artistique et mes méthodes de création. Il a fallu simplement l’accepter et en tenir compte – c’était intéressant. Comme si, en conclusion, j’étais forcé de laisser les choses se faire et de les accepter comme un chapitre de mon évolution créative.
Un peu comme accepter le fait que la perfection est inatteignable et qu’il faut parfois reconnaître que votre façon de faire est aussi valable que celle de quelqu’un autre ?
Oui. « On ne fera pas mieux », ou « c’est tout ce que j’ai ». « Je n’ai rien d’autre à donner. » Quand on a du mal à faire la paix et à se résigner, l’environnement dans lequel on évolue est assez déroutant… c’est là le thème d’un grand nombre des titres sur Carrie & Lowell. Me résigner à ce sentiment, à ces faits et à ce qui est arrivé. Une expérience dépourvue d’explication artistique. Les choses sont ce qu’elles sont.
Pendant la tournée, nous avons consacré beaucoup de temps à la réinvention et nous avons pris nos distances par rapport au contenu. Même si l’album était indéniablement ancré dans la mortalité et dans ces chansons folkloriques si simples, si pures et si ordinaires sous leur forme enregistrée, nous l’avons laissé transcender sa propre nature jusqu’à ce que les arrangements et même le concert deviennent une commémoration spectrale de ma mère et de la mort. Nous l’avons soigneusement augmenté à travers des façons de jouer qui soulageaient en partie la douleur. C’est de cette manière que j’ai tenu.
Vous avez beaucoup composé sur des thèmes biographiques, mais vos titres fictionnalisés – qui racontent des lieux et des choses – sont souvent tout aussi poignants.
Il y a tellement de puissance et de force dans la musique, c’est difficile à expliquer. La musique est universelle. Le son est constitué d’ondes qui résonnent et qui vous traversent. Sa présence physique, ses tonalités et ses fréquences sont émotionnellement captivantes. J’ai développé ma voix de compositeur dans la tradition romancière, avec les techniques acquises lors d’ateliers de rédaction. J’applique le tout à la composition, tout simplement. Je me force à « montrer sans raconter », à employer des verbes actifs et des noms dynamiques, à être aussi précis que possible. Dans un morceau, on veut créer une scène, fixer un cadre et relater quelque chose autour du conflit. Vous apprenez à jouer avec l’ironie situationnelle et les juxtapositions drôles – des choses qui sont utiles pour l’apprenti. Cela dit, avec les années qui passent, vous vous rendez compte que ces techniques sont aussi vos béquilles et qu’elles risquent de restreindre vos mouvements.
Les techniques littéraires sont un schéma qui vous laisse voir par vous-même la beauté et la puissance du langage, mais vous apprenez aussi que le langage ne peut être réduit à une formule ou à une analogie. Il faut parfois laisser la beauté s’exprimer par elle-même. Cette leçon, vous ne l’apprenez qu’après avoir composé beaucoup de morceaux et appris à vous connaître.
Êtes-vous du genre à persister jusqu’à l’obtention du résultat voulu, où arrivez-vous à un point où il vaut mieux que vous laissiez ce projet de côté et fassiez autre chose ?
Aujourd’hui, plus que jamais, j’essaie de ne pas forcer les choses et d’être moi-même. L’objectif est de mettre le doigt sur l’identité du morceau et d’en devenir le gardien. En ce moment, j’en suis là.
Est-il simplement question d’arrêter de vous faire obstacle à vous-même, pour que ce qui vous est destiné puisse vous venir naturellement ?
Je crois que oui. Tous les fleurissements, les gestes et les flâneries esthétiques de mes premiers albums n’étaient que des écrans de fumée. Beaucoup d’obfuscation qui résultait d’un sentiment d’inadéquation ou d’une fausse timidité. Il y a beaucoup de jeux de rôles et de façades. Cette approche est très intéressante, car vous apprenez beaucoup de choses sur votre art et sur votre voix. Musicalement parlant, s’aventurer dans des genres et des univers différents est une grande source d’enseignement. Vous risquez aussi de vous y perdre. Il m’arrivait souvent de perdre de vue l’objectif premier de mon œuvre, de perdre de vue ma voix et il n’y a rien de plus triste.
Je compose et je fais des albums depuis maintenant 15 ans et ce n’est qu’aujourd’hui que je comprends pleinement ce qu’a toujours voulu mon public : entendre ma voix, m’entendre chanter. Je ne l’ai pas toujours compris. Au début, je pense que je craignais d’être relégué à une catégorie. J’avais aussi beaucoup d’autres ambitions. Je voulais produire des films artistiques et composer leurs bandes originales. Je voulais faire des chansons de Noël ou du graphisme. Je voulais voir ce qui se passerait si je laissais un guitariste se lancer dans un solo de 15 minutes. J’étais peut-être un peu masochiste quand, par exemple, j’ai voulu enregistrer le même morceau dix fois de suite, dans dix clés différentes, vous voyez ?
J’étais curieux, tout simplement. Quand je repense à certaines choses, je me dis qu’elles étaient intéressantes, mais que j’ai aussi perdu mon temps. Elles ont détourné mon attention de ce que j’aurais dû être en train de faire, c’est-à-dire composer de nouvelles choses au lieu de réenregistrer le même morceau à l’infini. Je me laissais prendre au jeu de l’expérimental. Je ne le regrette en rien, mais aujourd’hui, le problème ne se pose plus vraiment. J’organise mon temps soigneusement, donc si je travaille sur un ballet, ce n’est pas pour passer neuf mois dessus. Ça n’aurait aucun sens. Ce serait faire du tort à mon œuvre et à mon art, à la composition. C’est ce que j’ai appris à respecter, plus que tout le reste.
Vous avez sorti des albums très différents les uns des autres et beaucoup donnent l’impression d’être ancrés dans l’expérimental. Vous reste-t-il des albums à faire, mais que vous n’avez pas encore eu le temps de composer ?
Oui, absolument. Je veux faire danser. Je ne l’ai pas encore fait et je ne rajeunis pas, donc il faut que je me lance tant que j’ai encore envie de danser. D’ailleurs, je travaillais sur quelque chose, et puis il y a eu les élections. Je me suis demandé si je pouvais prendre pour thème une danse de la colère. J’avais aussi envie de musique d’ambiance et de paysages sonores, ce genre de choses. Ma quête frénétique de LA chanson ne cessera jamais - un peu comme si je courais après un horizon qui s’éloigne perpétuellement.
C’est la pierre angulaire de mon travail. Tant que je n’aurais pas composé le morceau parfait, je ne serai pas heureux – je n’y suis pas encore. Chaque fois que vous pensez vous en rapprocher un peu plus, vous apprenez quelque chose sur vous-même. Le résultat n’est pas tout à fait parfait et il faut recommencer.
Les recommandations de Sufjan Stevens :
Lorsqu’on me demande de recommander des nouveautés, je me rends compte que j’ai tendance à réécouter, sans nostalgie aucune, ce que j’aimais quand j’étais jeune. En fait, je suis resté curieux et je scrute. Toutes mes sœurs, qui sont plus âgées que moi, écoutaient Prince, donc j’ai grandi avec Prince à la maison. À l’adolescence, j’entendais Purple Rain, Parade, Under the Cherry Moon et Sign o’ the Times passer en boucle. Ces albums, je les écoute encore, mais quand je les entends, je suis mystifié, je suis ébloui. Je veux dire que Prince était vraiment d’un autre monde. Donc, j’écoutais par plaisir, puis par nostalgie, mais aujourd’hui, je ne peux pas m’empêcher de m’émerveiller devant son talent. Je me concentre sur des choses auxquelles je n’avais jamais réfléchi auparavant, comme la production, la réverbération, les décalages, les boîtes à rythmes ou le mixage. Je suis fasciné à l’infini. Donc voilà peut-être une bonne suggestion : revenez à ce que vous aimiez quand vous étiez jeune, avec un autre regard et des oreilles nouvelles. C’est assez formidable.