As told to T. Cole Rachel, 2101 words.
Tags: Music, Process, Inspiration, Beginnings, Production.
Thomas Mars sur l’engagement de l’artiste envers son œuvre
Le public ne se rend pas toujours compte que Phoenix existe depuis longtemps. Vous faites de la musique depuis l’enfance.
Oui, depuis l’âge de 10 ans. Vraiment. Nous avions à peine 10 ans quand tout a commencé. Jouer de la musique, je ne sais rien faire d’autre, sauf servir des verres derrière un bar. J’ai fermé toutes les autres portes au fur et à mesure qu’elles s’ouvraient. Tout ce qui m’aurait mené vers une carrière autre que la musique. Tout ce qui aurait pu me distraire. Même les plus petits intérêts, je m’en débarrassais. Je m’en faisais un devoir. J’allais un peu plus à l’extrême que les autres gars du groupe dans ce sens.
J’ai fait quatre jours de fac. Mes amis américains voient ça comme une grosse prise de position, parce qu’ici, aux États-Unis, l’université est payante. En France, c’est différent. Vous vous inscrivez à l’université la plus proche de chez vous qui propose votre sujet d’étude. Vous n’avez pas vraiment le choix. J’ai choisi une discipline qui n’était enseignée qu’à Paris, rien que pour pouvoir m’y installer et continuer avec le groupe. Je m’étais inscrit en maths et en économie, ce qui ne m’inspirait rien du tout. Au bout de quatre jours, je me suis rendu compte que ça n’était pas pour moi. Puisque personne ne me payait mes études, je ne me suis pas senti obligé de continuer. Les autres l’ont fait et sont allés jusqu’au bout.
Les premières années, avant que le public ne s’intéresse à vous, qu’est-ce qui vous nourrissait ? Qu’est-ce qui vous donnait envie de continuer ?
Le plaisir de jouer ensemble, tous les quatre. Faute de pouvoir monter sur scène, nous nous concentrions sur la production et l’enregistrement. C’était du concret. On avait un enregistreur 8 pistes et on faisait des expériences formidables. Au début, c’est ce qui nous donnait envie d’avancer. Tôt ou tard, vous prenez goût aux répétitions et à la scène, même sans public. Il y a cet appel du son, de votre musique jouée à fond. C’est puissant. L’effet de l’ampli. Rien que ça, c’est une sensation tellement forte.
Nous n’avions besoin de rien d’autre. Peu importe qu’il n’y eût pas de public. Nous invitions nos amis, qui ne s’intéressaient même pas tant que ça à notre musique. Ils voulaient juste passer un peu de temps ensemble. Nous avons toujours pensé qu’on « faisait ça pour nous, à quatre ». Nous étions seuls.
Trouvez-vous que le même type d’esprit continue d’animer le groupe aujourd’hui ?
Je pense que oui. Nous avons appris, au fil du temps, à nous protéger. Nous avons tiré quelque chose de chaque étape de notre parcours, de chaque enregistrement. Pour notre premier album, nous avons passé notre temps dans notre studio maison, à enregistrer tous ces titres. Ensuite, il y a eu le contrat et la maison de disque qui vous dit que vous avez « deux semaines dans ce beau studio. Réenregistrez-nous le tout ». Vous vous rendez vite compte que cela ne correspond absolument pas à votre façon de travailler. Il y a des disques d’or accrochés aux murs, beaucoup d’histoire, et chaque minute vous vous dites qu’en fin de compte, « avec tout ce qu’on dépense pour ce studio, j’aurais pu m’acheter une nouvelle guitare ». Ça nous est resté. Nous nous sommes promis de ne plus jamais regaspiller notre temps et notre argent de cette façon.
Pour ce nouvel album, nous avons travaillé dans une pièce qui ressemblait à une grande salle de conférence, soit tout le contraire d’un beau studio. C’était une grosse pile de câbles. Notre système nous permettait de tout enregistrer. Les ordinateurs, l’équipement, tout était relié et enregistré, 24 heures sur 24, dans un fichier MiDi. Donc si un segment enregistré le 1er mai 2016 nous plaisait, il était répertorié : « le 1er mai, le segment de 16 h 22 nous a plu ». Nous pouvions ensuite y revenir, réécouter ce que nous étions en train de faire à 16 h 22 et retravailler. C’était, en quelque sorte, extrêmement chronophage, mais cet enregistrement continu nous permettait d’arrêter de penser au côté technique et de nous consacrer à la musique et à l’exploration.
Nous voulions tout contrôler, c’en était ridicule, mais c’est ainsi que nous avons enregistré. Les liens créatifs qui nous unissent sont définis par notre alchimie de quatuor plutôt que par nos talents individuels. Une vérité que nous ressentons en tant que groupe. Un tout qui dépasse l’individu et qui s’exprime dans ce nous produisons ensemble.
Chaque groupe est différent, bien entendu. Souvent, une personne écrit la majorité des morceaux, alors que Phoenix semble être une vraie démocratie.
En tournée, nous ne composons pas. En studio, nous partons de rien, parce que notre façon d’écrire résulte de l’alchimie inconsciente qui nous caractérise. Nous laissons les idées reçues à la porte. Nous nous intéressons à ce qui se passe lorsque nous nous laissons envelopper de cet univers créatif, à quatre, avec toute notre énergie accumulée. C’est un travail collaboratif. Nous répondons à l’appel et les vannes s’ouvrent. Il n’y a plus qu’à attendre et voir ce qui va en sortir. C’est ça, notre dynamique.
Pas que je veuille nous jeter des fleurs, mais je pense ne pense pas que le monde extérieur puisse comprendre notre mode de fonctionnement et l’incroyable profondeur de notre intimité. Comme une dynamique de couple, quand vous connaissez quelqu’un tellement bien que le langage finit par s’effacer.
Donc vous vous enfermez dans une pièce pour composer des morceaux. Pas d’idées reçues, pas de plan : vous vous retrouvez pour faire de la musique. Par où commencez-vous ? Chacun prend un instrument et commence à jouer ?
En voilà une contradiction. Jeunes, quand nous avons commencé à jouer, le jam ne nous attirait pas plus que ça. Nous recherchions une idée, une structure. L’improvisation, ce sont des solos, des individus qui brillent chacun leur tour sur le devant de la scène. Nous avons grandi avec cette vision des choses. Au fil du temps, nous avons adopté ce format plus libre que je ne qualifierai pas d’impro, mais plutôt d’exploration. Les groupes que j’aime ne sont pas fondés sur le talent d’un individu en particulier. Ils produisent un tout qui est parfois issu de défauts et de dynamiques étranges. Donc une fois en studio, oui, nous improvisons, mais de façon collective. Le matériel électronique et les instruments sont branchés les uns aux autres. Tout est relié. Aucun instrument n’est suffisamment stable pour se démarquer des autres. Tout se fond dans un ensemble et on ne sait plus qu’est-ce qui produit quoi. Quelqu’un qui entre da la pièce ne dira pas : « oh, c’est ce gars qui produit ce son ». Nous ne sommes pas dans la virtuosité individuelle, mais dans ce son stéréo global, notre son à nous.
À une époque où de nombreux créateurs se sentent poussés à produire des œuvres politiques réactionnaires en réponse à l’actualité, votre musique semble être une réaction à cet élan. Une invitation à apprécier la beauté.
Nous y avons pensé. Quel est le sens de notre style musical aujourd’hui ? Mais l’altérer, ç’aurait été contre nature, une erreur. Tant que la palette est aussi étendue que possible, l’art remplit sa fonction. Tant que vous voyez quelque chose que vous n’avez jamais vu auparavant, c’est bon. Le plus important, c’est l’authenticité. Quand je vais voir un film, je veux voir quelque chose, ressentir quelque chose pour la première fois, dans certains cas, quelque chose de très simple. Si je me dis « oh, voilà une nouvelle perspective, je n’avais jamais entendu cette histoire racontée de cette façon », ça m’intéresse. Il suffit de raconter l’histoire de façon unique et originale, même si les outils que vous employez n’ont rien de nouveau.
Pensez-vous que votre définition du succès a changé avec les années ?
À nos débuts, nous avions de ces ambitions. Nous étions de sales gosses. J’étais persuadé, au plus jeune âge, que tout ce que nous allions entreprendre serait entré dans l’Histoire, comme l’ont été les Beatles. Quand nous enregistrions chez mes parents, dans le sous-sol, je me disais « ouah, dans quelques années, les gens se souviendront de ce moment et parleront de son importance ».
Quand nous étions en train d’enregistrer notre premier disque, nous pensions que tout allait changer le jour de sa sortie. Mais rien n’a changé. Je ne connais pas d’artiste dont la vie a été chamboulée dès lors qu’il a sorti un album. Peut-être a-t-elle changé plus tard, mais pas dans l’immédiat. Pas le jour même. Cette prise de conscience nous a fait du bien, car nos attentes par rapport au monde avaient besoin d’évoluer. De nous-mêmes, nous attendons beaucoup, et je pense que nous avons profondément confiance en notre œuvre – nos albums ne sortiraient pas si nous n’avions pas confiance en notre travail – mais la satisfaction que nous en tirons ne vient pas de la réaction des autres. Nous ne nous attendons pas à ce que chaque disque soit un grand succès et nous n’avons pas besoin de toucher les masses pour en être satisfaits. Nous avons compris que ce dont nous avions vraiment besoin, c’était de nous faire plaisir. Et pourtant… à nos débuts, le succès était une évidence. Bien sûr que le public va adorer !
Donc quelques illusions saupoudrées de confiance en soi, ça ne fait pas de mal ?
Cette assurance d’enfant gâté est aussi une grande source de force, une force qui vous fait avancer longtemps, même si personne ne s’intéresse à vous. Peut-être que vous avez besoin de croire que vous êtes en train de créer la plus belle chose au monde. Sinon, pourquoi faudrait-il que quelqu’un d’autre y croie ?
J’ai revu le film Rencontres du troisième type quand ma femme m’a dit que l’un de ses profs de fac le considérait comme une métaphore qui décrit parfaitement la vie d’un artiste. Richard Dreyfuss veut reproduire la montagne, il lui faut de la terre, des matériaux, il fait le tour du quartier pour voler les plantes des autres. On le prend pour un fou. Il risque sa famille, sa maison, mais il s’est engagé à pourchasser sa vision. À la fin, on se réconforte de le voir tisser des liens avec tous ceux qui ont la même vision que lui. Savoir que vous n’êtes pas fou, que vous faites partie d’un groupe de personnes qui ressentent les mêmes choses que vous, c’est apaisant. Ce film a beaucoup de cœur. À la fin, il s’en va pour aller dans l’espace, mais il le fait pour une noble cause.
J’aime beaucoup cette citation d’Ed Ruscha : « une œuvre d’art réussie suscite d’abord un “hein ?” puis un “ouah !” et non l’inverse. Dès lors que le “ouah !” se fait sentir d’abord, je me demande quand surviendra le “hein ?”. Je trouve que c’est un outil utile pour assimiler quelque chose de nouveau.
Please Kill Me (de Gillian McCain and Legs McNeil) est un livre vers lequel je reviens toujours, surtout en tournée. La fréquence à laquelle je parviens à le relire me surprend. Quand je m’ennuie, je regarde des entretiens d’Iggy Pop sur YouTube. C’est toujours vers lui que je me tourne, car il me réconforte. Maintenant qu’il y a tous ces livres et documentaires sur lui, on voit vraiment qu’il est à l’origine de tant de choses.
Il y a beaucoup d’influences italiennes dans notre nouvel album, donc je suggère certainement Lucio Battisti, auteur-compositeur italien des années 1970. Si possible, lisez une traduction de ses paroles. Derrière chaque chanson se cache une idée très claire et très simple. Il y a un titre que j’aime beaucoup, Il Salame, sur un aliment, ce qui n’est pas facile à réaliser. La chanson parle d’un drôle de garçon qui a peut-être 12 ans. Il vient de ressentir ses premiers émois sexuels avec une fille. Ils sont jeunes, donc il ne se passe rien, mais après le tourbillon de sentiments nouveaux, il est si troublé que sa première réaction est de dire “viens, on va manger quelque chose”. Il ouvre le frigo et voit le salami. Cette chanson trouve le moyen d’être incroyablement belle sans faire ringard.
Prince. Le premier titre de lui que j’ai entendu après sa mort, c’était Paisley Park. J’ai eu l’impression de me sentir encore plus proche de lui. J’adore le fait qu’il ait créé son monde imaginaire à lui dans sa musique. C’est en quelque sorte le rêve de tout artiste.