December 14, 2017 -

As told to Brandon Stosuy, 2778 words.

Tags: Music, Art, Collaboration, Inspiration, Beginnings, Process, Success.

Björk sur la créativité en tant que technique d’expérimentation continue

D’après une conversation avec Brandon Stosuy
Traduction en Français par Angela Benoit
December 14, 2017
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Vous collaborez avec beaucoup de personnes, souvent sur de longues périodes. Comment les choisissez-vous et quel est le secret d’une collaboration réussie ?

Chaque collaboration est différente. Comme en amitié. Chaque ami, chaque personne qui vous entoure représente quelque chose d’unique. Pour moi, ce sentiment est très réel.

Il y a une distinction importante à faire entre les collaborations visuelles et musicales. Je me définis comme musicienne. Je veux dire que lorsqu’à l’âge de 100 ans, je serai en train de repenser à ma carrière, assise dans une chaise à bascule, je considérerai que le volet musical aura été mon œuvre.

Mes collaborations musicales sont moins nombreuses, mais les liens qu’elles tissent sont probablement plus profonds, car il n’est pas seulement question d’amitié, d’art, de jeux ou de création. Mon ADN musical est mon noyau, mon identité. Souvent, quand une autre personne souhaite fusionner avec cet ADN musical, le rapport devient plus exigeant et dure plus longtemps. Bien entendu, je vais maintenant me contredire dans tout ce que je vais vous raconter.

Pour ce qui est d’Arca, Alejandro avait pris contact avec moi à la fin de Biophilia. Le timing était parfait, car j’en étais à mon dernier concert. J’ai appris à le connaître personnellement et à travailler avec lui. C’est là que tout a commencé, à Londres. Nous nous sommes rencontrés derrière les platines d’une soirée after et nous avons passé cinq heures ensemble, à mixer. Ensuite, nous avons appris à nous connaître. Il est venu une première fois en Islande pour quelques jours. Puis il est revenu un mois plus tard, passer deux semaines, je crois, je ne me souviens plus exactement. C’était progressif, mais nous avons appris à nous connaître au fil du temps et il y avait tout ce potentiel. Alejandro, c’est une multiplication de couches, une complexité, une présence énorme. Chaque fois que nous avions l’impression d’avoir accompli quelque chose, une autre côte à gravir se présentait. La magie venait peut-être du fait qu’aucun de nous ne pensait que notre collaboration allait durer aussi longtemps. C’était toujours « OK, un dernier projet et après c’est fini ». Les choses n’étaient jamais planifiées.

Du côté du visuel, c’est différent. Je retourne vers mes racines, le punk et mon appartenance à des groupes très engagés contre le pouvoir. Il y avait des influences anarchiques et d’autres absurdités, du genre « nous sommes tous aussi importants les uns que les autres » ou encore « se libérer de son ego ». Peut-être que mon côté visuel s’y oppose, vu que je suis très flamboyante et très présente. Et pourtant, je pense que mes travaux visuels viennent quand même de ce noyau. Ils sont très collaboratifs, surtout pour ce qui est des rencontres et des traitements. Rien que pour sortir les clips, il y aura 20 e-mails de groupe et chacun donnera son avis. Par exemple, les discussions qui ont précédé la sortie de
« The Gate » ont duré un an.

Même si je suis dans tous les clips, j’ai l’impression d’être un élément de substitution qui évoque l’être humain. Dans ces échanges, je me laisse absorber par les textures et les couleurs ; iront-elles avec le rythme du morceau ou la texture sonore des flûtes ? Je prends plus de plaisir à travailler sur l’aspect artistique et direct. Mon rôle est souvent d’envoyer le dernier e-mail, en quelque sorte.

Les meilleurs rapports ou les meilleures collaborations se produisent en l’absence de pression, lorsque vous ne supposez rien de l’autre. Vous ne projetez rien sur l’autre, personne ne se sent acculé et personne ne vous dit « on va faire comme ça ». Le peu de fois où nous nous sommes retrouvés dans ce genre de situation, quelque chose clochait. Pour moi, la collaboration est à son paroxysme quand vous laissez tout tomber, que vous ne partez de rien et que vous cherchez à produire quelque chose qui ne ressemble en rien à vos exécutions passées. Vous recherchez une coordonnée que vous n’auriez pas su trouver seul ou avec quelqu’un d’autre. C’est là que la collaboration devient fructueuse.

Souvent, le déclic se produit au bout du deuxième ou du troisième projet réalisé ensemble. Avant, ce ne sont que les préliminaires. Quand ça marche, vous le savez. C’est instinctif. Un peu comme en amitié, vous vous connaissez depuis cinq ans par exemple, et il y a ce lien entre vous. Un jour, vous passez à l’étape suivante, quelle qu’elle soit.

J’ai vécu ça, par exemple, dans les clips qu’Andy Huang et moi avons réalisés ensemble. Tout a commencé avec « Mutual Core », puis
« Black Lake », « Family » et enfin « The Gate ». Il nous aurait été impossible de commencer par « The Gate ». Nous avons évolué ensemble, en quelque sorte, sous des angles très différents. Avant « Mutual Core », Andy n’avait fait qu’un clip. [Rires] Nous avons beaucoup accompli ensemble et je suis restée avec l’impression d’un rêve qui s’est réalisé.

Est-ce permis d’abandonner un projet ?

Dans ma tête, je pense que je n’abandonne jamais mes idées, mais dans la réalité, oui, probablement. Si je devais décrire ma façon de voir les choses : vous ne vous attendez pas à ce que les choses se produisent. Vous ne vous dites pas que d’ici un an, votre œuvre sera devenue emblématique. J’essaie d’éviter de présumer. À chaque étape de mon cheminement, je suis reconnaissante. Vous avancez, pas à pas, et puis vous vous dites « oh, très bien ». Et puis vous franchissez l’étape suivante. « OK ». Et ainsi de suite…

Le timing y est pour beaucoup. Si l’étape suivante ne se dessine pas, si quelque chose me dérange, il m’arrivera d’abandonner. Par contre, dans mon esprit, je vois les choses autrement. Peut-être que j’y reviendrai dans 10 ans ou dans 50 ans. L’étape est repoussée. Ou peut-être que quelqu’un d’autre prendra le relais. L’inspiration l’envahira et un poème naîtra. Je n’en suis pas propriétaire.

L’énergie qui se répand dans les collaborations diffère de celle du travail solitaire. Elle échappe à votre contrôle. Vous rencontrez quelqu’un et vous vous rendez compte très rapidement du potentiel. Une sensation extrêmement abstraite jaillit. Elle ne se laissera pas épingler dans un agenda par exemple, mais vous sentez la racine cachée du légume [rire] planté dans le sol. Sa forme se laisse entrevoir.

Dès que vos attentes se durcissent ou se cristallisent, c’est fini. Si j’arrive à être plus présente dans l’instant et à être reconnaissante à chaque virage, il n’y a pas d’abandon justement parce qu’il n’y a pas d’attentes. Mais je ne dis pas que j’y parviens à chaque fois.

Souffrez-vous de blocages créatifs ou avez-vous assez d’élan pour ne jamais vous arrêter ?

À mon avis, les choses dont je parle le moins sont celles que je protège le plus et c’est là tout le regard que je pose sur mon travail. Mes compositions, mes mélodies, mes paroles, mes arrangements et mes productions représentent 80 % du travail que j’accomplis toute seule, sur mon ordinateur portable, ou quand je marche dehors pour déverser des notes. Le moulin tourne en continu. Il n’est ni lent ni rapide. Par exemple, quand je suis allée passer un mois sur une île et que j’étais censée y composer un album au complet – ça, je ne pourrais pas. Je compose un titre par mois ou tous les deux mois… il y a des périodes heureuses et des moments tristes. Parfois j’ai tout mon temps, parfois je n’en ai pas, mais il y a toujours quelque chose qui mijote sous la surface.

J’ai commencé à composer des mélodies quand j’étais enfant, sur le chemin de l’école. C’était ma façon d’appréhender le monde et d’y faire face. Pour moi, ces airs n’étaient pas censés exister pour le reste du monde, pour mes amis, à l’école, dans les bacs ou dans l’industrie de la musique… ou comment dit-on, dans un contexte social.

Je suis seule avec moi-même en fait, comme une pleine lune qui revient tous les mois. Rien n’a changé. Aussi parce que j’étais dans des groupes de musique à partir de l’âge de 12 ou 13 ans (ça dépend de quand vous commencez à compter), jusqu’à mes 27 ans. Ça fait long. 15 ans. J’étais mère célibataire, j’élevais un enfant et je ne faisais que composer des mélodies et écrire des paroles. C’était quelque chose que je pouvais faire tout en élevant un enfant, pendant la routine du quotidien, en faisant les courses par exemple. Un peu comme un mécanisme subconscient, un fond d’écran dans mon cerveau qui coexistait avec les activités de la journée.

Mon premier album solo est sorti quand j’avais 27 ans. L’aspect
« composition » de ma vie psychique s’était développé. En tant que musicienne, cet endroit où naissent les airs et les mélodies prend de l’ampleur depuis mon enfance. D’abord pendant les années que j’ai passées toute seule, puis lorsque j’étais dans un groupe pendant 15 ans ; j’étais prête à tout. Que ce soit en tournée à un rythme effréné, sur le tournage d’un clip ou en compagnie de mes amis, les mélodies tournent en arrière-plan. Je ne pense pas avoir créé de blocages. Leur présence est une constante.

À mon avis, mes blocages viennent surtout de mes interactions avec le monde, ou de l’effort à fournir pour veiller à la fluidité de mes relations de travail… vous écoutez les autres, vous leur prêtez attention. Il faut ensuite accepter que certaines relations de travail soient à durée déterminée. Comme un fruit : après la récolte, c’est terminé. C’est triste, mais ainsi va la vie. Il ne vous reste plus qu’à espérer avoir assez de maturité pour lâcher prise. C’est plutôt là que j’ai l’impression d’avoir des blocages ou un besoin de faire un effort conscient.

Comment prenez-vous du temps pour vous ? Comment évitez-vous l’épuisement ?

J’ai toujours pris soin de moi, peut-être parce que je suis devenue mère très jeune et que je suis chanteuse. Heureusement – ou malheureusement, ça dépend comment vous voyez les choses – je me compose des airs très ambitieux. Impossible, donc, d’opter pour des techniques vocales punk dans tous mes titres. Je me dois de préserver ma voix et mes registres, le doux et le brutal, car j’aime ma liberté vocale. Ce n’est pas facile. Si je chantais de la même façon tout le temps, brutalement ou doucement, ce serait plus facile, mais j’aime les extrêmes. J’aime les choses douces et les choses brutales et j’aime passer de l’un à l’autre dans le même morceau ; pour tenir vocalement, il a fallu que je prenne soin de mon corps dès le début.

À Berlin, pendant mes premières tournées dans un van avec des groupes de punk, perdre mes notes aiguës m’accablait vraiment. « Oh, mon dieu, on a ce concert et je ne vais pas pouvoir en profiter. Mes notes brutales sont là, mais j’ai perdu ma délicatesse, ma sensibilité », pensais-je. Une grande tristesse m’envahissait à chaque fois. J’ai donc appris très tôt à suivre un rythme qui me permet de prendre soin de moi, mais il m’arrive encore de me lâcher et de perdre le fil.

Encore une fois, je pense que le fait d’avoir été mère si jeune m’a rendue un peu vieux jeu. Je sors une fois dans la semaine, le vendredi soir par exemple. Le reste du temps, je suis plutôt raisonnable. J’écoute beaucoup de musique et je lis. J’imagine que mon rythme a très peu changé parce que je le suis depuis si longtemps. À Reykjavik, je suis entourée de gens avec qui j’ai grandi. Tout le monde habite à moins de cinq rues de moi. Certains ont vécu des extrêmes, dix ans de folie par exemple, avant d’arrêter l’alcool et de remettre de l’ordre dans leur vie. Ces extrêmes, je ne les ai pas connus. Mon rythme est resté le même pendant tout ce temps.

Pour vous donner une réponse courte : c’est une lutte de tous les instants. Un « Et merde, je n’ai plus rien à faire pour les deux prochains jours », qui sera suivi, au bout du deuxième jour, de « je me fais tellement chier ». Mais il faut se forcer à faire des pauses. Je crois que nous sommes tous concernés et qu’il faudra composer avec jusqu’à la fin de nos jours.

Comment savez-vous qu’un projet est terminé ? À quel moment décidez-vous qu’un morceau ou un album est prêt ? Vous arrive-t-il de vouloir retoucher ou remanier une œuvre soi-disant prête, ou avez-vous le sentiment de pouvoir passer au projet suivant une fois l’œuvre sortie ?

Je ne sais pas pourquoi, mais je n’ai jamais eu ce problème. Je le sais et c’est tout. J’aime les choses qui ne sont pas complètement terminées et j’aime le moment où l’album sort. Peut-être que ça vient du fait d’avoir travaillé dans des groupes. Nous y passions trop de temps… il nous est arrivé une ou deux fois de trop perfectionner les morceaux, qui ont ensuite été surcuits en studio. Du coup, en concert, ces titres étaient un peu morts. Je crois qu’à l’intérieur de moi, j’ai un instinct qui rejette la forme cuite et définitive de l’album. Je veux laisser de la place à d’autres versions, ce qui explique probablement pourquoi je me retrouve toujours à permettre que d’autres fassent des remix. Ensuite, sur scène, je me sens autre et les morceaux peuvent évoluer.

Sur chaque album, il y aura toujours un titre qui sera un peu surcuit, mais ce n’est pas grave. D’autres, que je pourrais éventuellement reprendre plus tard pour en faire d’autres versions, seront sous-cuits. Admettons que je compose neuf morceaux par an. Mes albums sortent tous les deux ou trois ans. Si vous faites le calcul, chaque album contiendra au moins un titre qui date et un morceau tout frais. Il n’y a plus qu’à faire avec.

En y repensant aujourd’hui, en attendant mes 27 ans pour enregistrer mon premier album solo, j’ai gagné en régularité. N’allez pas retenir votre souffle pendant cinq, six ou sept ans, sans rien sortir, pour ensuite vous retrouver saturé d’idées. C’est ce qui va vous arriver. Vous arriverez peut-être à une version immaculée de certains morceaux, mais globalement, les effets négatifs l’emporteront à cause des blocages par saturation. Vous perdrez le contact avec la partie de votre subconscient qui compose à chaque instant, mais aussi avec la partie qui veut présenter votre œuvre au monde. À mon avis, plus ces deux parties de vous se rapprochent l’une de l’autre, mieux c’est. Le plus important est de soutenir cette régularité et non pas d’attendre la perfection.

J’étais en train de repenser à Kanye West, qui a beaucoup remanié The Life of Pablo après sa sortie.

Une partie de moi voulait une version simplifiée d’Utopia, sans tous les oiseaux. Une autre partie de moi voulait deux versions. La première aurait été très propre, avec de gros silences entre les morceaux. La seconde, celle qui est sortie, est une sorte de voyage. Nous avons essayé d’en faire un périple qui vous fait arriver quelque part.

Je ne voulais pas en parler, mais puisque vous me posez la question, je suis tentée. [Rires] En ce moment, je travaille sur ce qui sera probablement une version live. Je veux que les flûtes aillent plus loin, vers une sorte de sphère de virtuosité acoustique. Peut-être que là, j’abandonnerai les oiseaux.

J’essaie de vous dire qu’en fait, il ne faut pas s’arrêter à partir du moment où l’album est sorti. S’il vous reste quelque chose, si quelque chose de nouveau vous vient, utilisez ces idées pour le projet suivant. Pour moi, c’est très important. Si vous attendez six mois de plus, l’élan des morceaux plus anciens risque de disparaître.

À la sortie d’un album, certains titres seront plus vieux que d’autres. Certains seront sous-cuits et d’autres surcuits. Pour moi, l’important est de préserver cette dynamique, puis de passer à autre chose. Jouez les différentes versions de certains de vos titres en concert.

De manière générale, je trouve que mes fans aiment les versions très, très différentes que je joue sur scène. La « bonne version » d’un morceau n’existe pas vraiment. L’expérimentation ne s’arrête jamais.