September 27, 2016 -

As told to Brandon Stosuy, 3362 words.

Tags: Music, Art, Technology, First attempts, Adversity, Focus, French, Collaboration, Beginnings.

Björk revient sur la nature et la technologie

D’après une conversation avec Brandon Stosuy
Traduction en Français par Angela Benoit
September 27, 2016
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Dans votre œuvre, la nature et la technologie se sont toujours recoupées.

Pour moi, la nature et la technologie représentent l’espoir. Un mouvement vers l’avant et vers l’avenir. J’ai toujours été comme ça. C’est parce que j’ai grandi en Islande, je pense. Je viens d’une capitale européenne, mais je marche sur la plage devant ma maison. On ne manque pas de grands espaces ici ! Je me souviens de la première fois que je me suis sentie interpellée par la technologie. C’était chez le dentiste. J’allais en cours dans une école hippie où tout était tangible et fait de bois. De me retrouver dans le cabinet du dentiste, avec tous ces outils dans ma bouche, je me suis dit « Ouah. C’est ça, l’avenir. C’est ici que les choses se passent ».

Je pense qu’il y a aussi une forme d’instinct dans le fait de savoir que si espoir il y a, c’est à nous d’unir la technologie et la nature. Les deux doivent coexister et être capables de fonctionner ensemble. Je veux dire par là que cette union est indispensable à notre survie. Peut-être que ma vision est limitée, mais plus je vieillis, plus je sens que je suis forgée par mes origines et par d’où je viens. Et pourtant, j’imagine plus facilement les choses se passer dans un environnement naturel, comme en ce moment, je vous parle au téléphone depuis la plage d’une capitale européenne. Vous avez des technologies à votre disposition, GarageBand sur votre iPhone, et vous enregistrez une mélodie depuis le sommet d’une montagne.

Pour moi, cette union a toujours été un mariage idéal et plein d’espoir. C’était plus ou moins la même chose à chaque fois. À chaque album, je me dis que ce coup-ci, je vais faire quelque chose d’autre. Et puis c’est toujours vers la même chose que je reviens. Depuis mon adolescence dans les groupes punk et autres, c’est comme ça.

Pendant la tournée de l’album Volta, nous avions des écrans tactiles. C’était avant l’iPad. Dès que sort une nouvelle technologie, j’affectionne particulièrement le moment où l’on cherche à la comprendre, un peu comme une affaire de meurtre à élucider. « Oh, mais à quoi ça sert ? » Les déchets ne manquent pas, mais on trouve toujours cette invention qui nous fait dire : « Oh, la technologie est enfin en train de nous rattraper. Elle est en train de définir cette fonction qui est très naturelle pour moi ». Ça vous simplifie la vie. Les gens pensent que je suis très, très douée en matière de technologie, alors que c’est tout le contraire. Je suis nulle. C’est au moment où débarque un iPad que j’accède à la technologie.

Dans Biophilia, j’étais tellement heureuse d’enfin pouvoir exprimer mes sentiments au sujet d’instruction et de la musicologie. Quand j’étais enfant, les méthodes de l’école de musique étaient presque insultantes. On nous faisait lire des heures durant pour apprendre la musique, la résonance, le timbre ou les gammes – tout, en fait. Une œuvre qui est auditive et visuelle demande à être ressentie, à exprimer son côté viscéral et physique. Donc pour Biophilia, j’ai loué une maison sur la plage et nous avons programmé toutes les bases de la musicologie, comme les rythmes, les accords, la mélodie, etc.

D’une manière ou d’une autre, l’écran tactile était un livre en 3D. C’était une évidence et on le voit bien aujourd’hui, dans ses utilisations les plus courantes, à l’école, en physique ou en maths ou en musique, tout ce qui se représente en trois dimensions. Pareil. Pour moi, il y a une logique derrière tout ça. Vous découvrez un nouvel outil, puis vous avez le sentiment de rencontrer un nouvel ami et vous cherchez à comprendre ce qu’il a de magique, à dénicher son potentiel de croissance. Cet instant précis, cette sensation d’entrer dans l’inconnu, voilà ce qui me passionne.

D’où vient votre intérêt pour la réalité virtuelle ?

Je travaille beaucoup avec Andrew Huang, avec qui j’ai sorti plusieurs clips. Mon intérêt pour la réalité virtuelle vient de là. Je travaillais sur le clip de Black Lake pour le MoMA, que nous allions tourner dans un format à 360°. Ce projet de me faufiler dans le MoMA me réjouissait beaucoup. Je pense que le format du morceau a été un peu influencé par le fait qu’il allait être présenté dans une pièce que le public traverse toute la journée. Une chanson qui se tournerait en boucle, à l’infini.

Donc nous avions prévu de tourner ce clip qui serait projeté dans un dôme à 360° à l’intérieur du MoMA, mais ce n’était pas possible pour des raisons pratiques. Nous avons fini par travailler avec deux écrans, ce qui était parfait en fait : j’y ai vu une logique poétique, parce que le morceau a été écrit au Japon, au fond d’une crevasse sombre, en plein milieu de la nuit, avec ce sentiment claustrophobe que l’on ressent au fond d’un canyon étroit. [Rires] Nous avons monté l’installation de cette façon ; il suffisait ensuite de se laisser masser par les caissons de basse.

Mon intérêt pour la réalité virtuelle s’est développé progressivement, tout le contraire de Biophilia, album pour lequel je me suis coupée de tout pour créer de l’espace. Je m’étais en effet rendue sur une île inconnue pour faire pousser toutes ces plantes en simultané : la technologie, la programmation, la composition, les paroles. À sa sortie, il était prêt à tous les niveaux. Vulnicura était tout son contraire ou presque, l’album vu le jour très rapidement, puis il y a eu une fuite, ce qui correspondait à son caractère. On s’est dit « OK, très bien, c’est la nature de la bête ». Quand j’y repense aujourd’hui, l’influence de la fuite a été positive, parce que mon équipe s’est dit : « Oh, d’accord, avançons au jour le jour. Merde à la fin, il n’y a pas de plan directeur ». Nous avons été poussés vers une logique réactionnaire. Il a fallu faire avec ce qu’on avait.

Lors du tournage de Black Lake, en Islande, une entreprise nous avait prêté une caméra à 360°. Andrew et moi allions l’utiliser pour filmer Black Lake. Un soir, nos regards se sont croisés : « et si demain, on tournait Stonemilker ? ». C’était le petit frère spontané de Black Lake qui ne serait pas né si spontanément sans cette année de travail acharné. D’une manière ou d’une autre, ces deux titres coexistent.

C’est resté ainsi depuis. Après cela, nous avons demandé à Jesse Kanda de faire Mouth Mantra. J’en étais à un moment de ma vie où mon seul plan était de ne pas en avoir. Suivre le flux des choses et me fier à ses instincts. Si l’on sent que c’est bon, c’est que ça l’est. Sinon, eh bien vous lâchez votre carte. Vous vous êtes perdu, donc laissez-la tomber.

Nous en sommes à six clips tournés avec huit personnes différentes. En réalité virtuelle, on apprend très vite ; la RV ne se limite pas à la RV. La vidéo à 360° n’a rien à voir. D’autres questions se posent : est-ce qu’on la diffuse dans un dôme ou dans une paire de lunettes ? James Merry, mon co-directeur artistique et visuel, et moi avions presque fini de décider. Nous venions justement de passer du temps ensemble, à discuter de ces choses pendant trois heures. Ce fut un vrai défi pour nous. Cette technologie est encore en cours de développement. Nous sommes encore en train de la découvrir, les gens ne savent pas ce que c’est, nous avons donc décidé de l’utiliser comme élément de notre quête. Comment s’y prend-t-on pour suspendre un morceau sur un mur ?

Presque chaque vidéo été produite avec des technologies différentes, des thèmes différents, des directeurs différents et des solutions différentes, tout. Tout s’est déroulé comme un échange entre personnes, dans le même esprit que Biophilia. C’était passionnant.

Le clip de Mouth Mantra revient-il sur l’intérêt que vous portiez pour la médecine dentaire ?

Non, non. [Rires] J’aurais dû dire oui. J’aurais dû être plus rusée et vous dire oui là, mais je dois saluer Jesse. C’était son idée.

La réalité virtuelle est encore en cours de développement. Il y a un an, il fallait porter cet espèce de gros casque. C’est une technologie que l’on continue de raffiner. Comme vous le dites, c’est quelque chose qui n’est pas encore complètement au point, qui n’est pas entièrement solidifié.

Oui, c’est génial. J’adore la sensation de pénétrer dans l’inconnu. Il faut se montrer capable de faire des erreurs. Ensuite, lorsque vous visez juste, c’est si beau. J’adore cet esprit. J’adore passer du temps avec les fans de nouvelles technologies et avoir des conversations absurdes. J’échange en ce moment avec une entreprise qui fait des choses incroyables avec le son. Parce qu’il y a l’audio aussi, bien entendu. Vous faites le tour du morceau en marchant et vous entendez différentes sections, donc peut-être que vous mettez des choses différentes dans chaque titre. Le son à 360°, comment se vit-il ?

L’autre jour, j’en discutais avec un ami. C’est un peu comme si à chaque nouveauté, un film, une pièce de théâtre (ça, c’était il y a très longtemps), un CD ou encore un LP, on cherchait à définir la chose. Pour moi, la réalité virtuelle a quelque chose de très wagnérien. Je suis là, assise, et je me dis « Oh mon dieu, comment vont-ils résoudre ça. Trois heures à regarder la même scène ? ». Le public s’y intéresse. C’est une lutte bien différente de la 2D ou de la scène. En réalité virtuelle, on a le même type de problème : vous avez la caméra au milieu, vous regardez autour de vous, tous les événements, le positionnement de chaque élément. Je trouve ces énigmes passionnantes. C’est un privilège de pouvoir travailler là-dessus.

Voyez-vous la réalité virtuelle comme un éloignement du monde naturel ou pensez-vous qu’elle s’intègre à la réalité ?

Les deux. C’est binaire, à mon avis, et c’est là tout son intérêt, ou presque. Si vous tentez de vous échapper d’une chose pour vous tourner vers une autre, vous allez toujours en revenir au même point. Je ne sais pas si ça a du sens, c’est un serpent qui se mord la queue en quelque sorte. Cette question sera toujours là, c’est certain, mais à mon avis, elle a déjà été posée. Les voyageurs qui lisent un livre dans le train ou en se rendant au travail, par exemple. On se demandera toujours s’ils sont avec nous, dans le train, ou s’ils sont ailleurs, dans leur livre. Je ne pense pas qu’il y ait une grande différence, même si les défis ne sont pas les mêmes, naturellement. J’ai entendu quelqu’un raconter qu’il passait 8 heures par jour dans un jeu vidéo où les principes de physique n’étaient pas respectés. Par exemple, les distances entre le joueur et les montagnes n’étaient pas bonnes. Au début, il avait le mal de mer lorsqu’il était dans le jeu, puis il s’y est habitué. Au bout de quelques jours, il se sentait mal en sortant du jeu. Il fallait qu’il y retourne pour ne pas vomir. Évidemment, ça fait très peur. Ensuite, comme pour tout, il faut s’intéresser à l’âme, à l’humanité, à ce qui est bon pour vous, à la paresse. Ces bonnes vieilles notions d’éthique vont revenir, pour éviter aux gens de devenir accros.

Votre exposition Björk Digital ouvre ses portes à l’automne. Avez-vous l’impression de l’avoir mieux maîtrisée que celle du MoMA ? Ces deux œuvres sont-elles complémentaires ?

Je crois que je n’aurais jamais fait d’exposition au MoMA de moi-même. Lorsqu’on me l’a proposé, j’étais très flattée. Klaus [Beisenbach] m’a invitée à de nombreuses reprises. J’ai refusé, jusqu’au moment où j’ai dit oui. Ce fut une expérience très édifiante et je sais qu’il avait de bonnes intentions. J’ai beaucoup appris au sujet de mon univers. Il y a des choses qui me correspondent et d’autres non. La première de Stonemilker à PS1 m’a beaucoup plu, par exemple. Une continuité qui s’inscrit dans l’univers naturel que j’habite depuis mon adolescence. J’ai aussi découvert que j’aime cette relation individuelle qui se forme lorsque vous écoutez un morceau dans un casque ou un album, seul, chez vous, en lisant les paroles. Ce voyage seul à seul que vous entreprenez, accompagné d’un récit musical. Ce n’est pas la même chose que les arts visuels du XXe siècle.

Je ne critique absolument pas, là. Simplement, je pense que quand un spectateur choisit d’aller voir un concert d’une heure et demi, quelque chose le pousse à y aller. L’idée est bonne. Ça marche. D’une certaine manière, la réalité virtuelle offre une scène plus adaptée à ce type d’univers que le cube blanc ou que ce type de musée très XXe siècle. Black Lake a sa place dans un musée, c’est l’œuvre la plus « cube blanc » que je j’ai été capable de produire. C’est aussi celle sur laquelle j’ai le plus travaillé. Je pense que l’exposition en réalité virtuelle correspond à ce que j’aurais fait si je n’avais pas fait celle du MoMA. Installer des vidéos, avant l’arrivée des casques grand public, dans l’ambiance punk d’un entrepôt. Et c’est vrai, la technologie a aussi permis aux femmes de travailler en dehors des systèmes hiérarchiques existants.

Il y a l’élément de la mode aussi. J’y suis attachée, mais pas autant qu’à la musique, à l’aspect visuel ; c’est là que se trouve mon cœur après tout. Et la vie est courte, j’ai besoin de faire des choses nouvelles, de me concentrer sur ce que je fais en ce moment, sans être dans la rétrospective. Si d’autres s’y intéressent, je suis flattée, mais je dois me concentrer sur ce que je fais maintenant. J’ai aussi découvert à quel point Biophilia a évolué depuis. Trois ans dans les écoles de Reykjavik, suivis de deux ans en Scandinavie, au Groenland et aux îles Féroé.

Les expositions sont intitulées « Björk Digital » parce que les gens viennent avec leurs écouteurs, un iPad, les instruments sont là, ils les essaient, ils jouent toute la journée. Nous avons créé un cadre qui favorise l’interaction, ce qui n’a rien à voir avec un visiteur qui entre dans une salle et qui admire des tableaux accrochés au mur ou qui souhaite acquérir une œuvre d’art. C’est différent. Le public vient essayer Biophilia, l’expérience est interactive. Il va ensuite essayer toutes les vidéos en réalité virtuelle.

Nous cherchons à en faire une expérience aussi immersive que possible. En Australie, il y avait 60 réalités virtuelles. Les gens pleuraient en se tenant la main. Ils passaient des heures dans la pièce Biophilia. Les deux dernières pièces que j’ai montées, j’ai tenté de les rendre aussi immersives que possible. Les gens venaient et vivaient cette expérience. Une scène, un espace où ces choses sont possibles, sans oublier la partie interactive – avec de bons écouteurs, bien entendu. [Rires]

À chaque fois, on s’adapte. L’important, c’est qui veut travailler avec nous. Par exemple, l’expo de Tokyo était très différente de celle de l’Australie, qui faisait aussi partie d’un festival. Un million et demi de personnes ont traversé l’expo australienne alors que celle de Tokyo s’est déroulée au Miraikan, avec ses robots et tout ça. C’est d’ailleurs là que nous avons tenu Biophilia il y a trois ans. Les mêmes enseignants qu’il y a trois ans étaient là, ils connaissaient donc les aspects éducatifs et pédagogiques. C’est ça. Deux expositions très différentes. Il n’y avait pas de pièce Black Lake à Tokyo.

Nous prenons les choses au jour le jour, nous n’avons pas de grand projet directeur. C’est une question d’intérêt. Je dirais simplement qu’à chaque fois, nous essayons d’ajouter une nouvelle vidéo, une nouvelle adaptation sur commande. La première de Family a eu lieu à Montréal, par exemple, puis nous attendions de voir combien de temps cela durerait. C’était un peu comme un cirque nomade, un DJ et quelques amis. Je jongle avec une idée pour mon prochain album. Quand il sera prêt, son cadre pourrait être un peu comme un cirque de famille.

Vous faites des marathons aux platines après ces événements.

Je mixe avec des amis, oui. Tant d’efforts sont déployés dans la préparation de ces sets et on s’éclate tellement. Il y a beaucoup de passion là-dedans, pourquoi ne pas la partager ? En ce qui me concerne, si j’ai vraiment l’intention de laisser tomber la carte et faire preuve de sincérité en n’écoutant que le fond de mon cœur, je suis un cheminement logique. C’est ce que j’ai décidé de faire.

À mon avis, c’est justement à cause du côté immersif, de l’aspect pédagogique de Biophilia et de toute la réalité virtuelle qu’un spectacle n’avait plus aucun sens. C’aurait été trop centré sur moi, tandis que si je partage mon amour pour la musique et la musique des autres, ça passe beaucoup mieux. La passion de la musique devient plus importante qu’une foule de gens qui me regardent. Et puis une énergie véritablement étrange se crée quand vous jouez tous vos morceaux préférés, le volume poussé à fond. Une énergie se libère. J’aime beaucoup la musique des autres. Sur certains morceaux, j’aime sautiller de plaisir. Cela n’a rien à voir avec moi, c’est une rupture avec moi-même qui me rappelle le pourquoi de tout ça.

Cela dit, comme toujours, il y a une exception à la règle. J’ai donné un concert à Londres, ce qui contredit tout ce que je viens de dire. Nous n’avions pas encore joué à Londres, une ville qui m’évoque beaucoup de sentiments. Elle m’a aidée à devenir la musicienne pleinement formée que je suis. C’est mon second chez moi, mon domicile musical surtout. De la voix et des cordes et c’est tout, pour tenter de mettre en avant mes arrangements. J’avais déjà sorti un album sans percussions, avec seulement des cordes. Cet album m’a demandé beaucoup de travail. On y retrouve des versions légèrement différentes de plusieurs choses. Nous avons invité des instrumentistes et une viola organista de Pologne. Je n’avais jamais donné de concert rien qu’avec des instruments à cordes, donc je me suis dit : « OK, peut-être que c’est logique de le faire ici. Je pourrais inviter tous mes amis de Londres ». C’est ainsi que les choses se sont déroulées.

Je ne fais qu’improviser, comme nous le faisons tous. Ces expositions ne me prennent pas tant d’énergie que ça en fait et c’est aussi leur avantage. Je passe la plupart de mon temps à composer. À la fin de ma tournée, il y a un an, je me suis mise immédiatement à composer des chansons nouvelles et joyeuses. La plupart du temps, c’est dans ce territoire que je vis. Les deux activités ne se battent pas, elles coexistent, comme deux côtés très différents d’une même personne, en quelque sorte.

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